dimanche 27 mars 2011

Jean-Pierre Pincemin, le tout petit motif

Texte publié dans la collection Cardinaux, 2007

Tout dépend de la volonté et de la discipline. De la discipline l’œuvre dans son ensemble, de la volonté l’œuvre dans ses parties. Volonté et capacité ne font qu’un, qui ne saurait pouvoir, ne saurait vouloir. L’œuvre s’achève ensuite à partir de ces parties en vertu d’une discipline visant à l’ensemble.

Si mes travaux suscitent parfois une impression de primitivité, celle-ci est due à la discipline qui m’astreint à une gradation réduite. Elle n’est autre chose qu’une économie, donc le fait d’une suprême notion professionnelle, le contraire de la primitivité réelle.

Paul Klee, Journal[1]

Projeter (un dessin), découper (un bois), encrer (une surface), presser, imprimer, corriger. Dupliquer, superposer, agrandir. La gravure est l’agencement de ces différentes actions, elle se déroule comme une narration. Elle détermine des strates, une série d’actes séparés, une division des parties – certaines matières retiennent la graisse ou le carburandum[2], d’autres non – pour que le résultat opère : celui d’une liaison.

Jean-Pierre Pincemin manie la langue de l’analyse avec la plus grande souplesse. Il vous apprend à regarder les œuvres, vous fait pénétrer dans le secret de la construction. Tout doit être dit : l’instant de la découverte – la partie en plexiglas de cassettes audio, dit-il, est un jour apparue comme une matrice toute trouvée –, celui de la réalisation. Il donne les modes d’emploi, décrit ce qui opère à un moment précis de l’œuvre, la plus ou moins grande rapidité du trait, la circulation d’une couleur à l’autre. Pour parfaire ses analyses, l’artiste a recours à des références multiples, qu’il préfère puiser dans une culture artistique et littéraire vaste, plutôt que dans un champ immédiatement contemporain. Dans le domaine de la gravure, certains textes des Salons de Baudelaire sont une école de vision. Paul Klee, dans son Journal, est également parvenu à décrire au plus juste ce qui se joue dans ce médium très spécifique.

Jean-Pierre Pincemin avait lui-même disposé par séries dans son atelier d’Arcueil l’ensemble de ses gravures réalisées depuis 1997. Il voulait montrer une nouvelle étape de son travail. L’ambition, « pédagogique et anecdotique », était d’écrire le journal d’une œuvre toujours mobile, qui répond à l’une des poétiques énoncées par Henri Focillon : c’est « un arrêt, mais comme un moment dans le passé. En réalité elle naît d’un changement et elle en prépare un autre.[3] » Pour Pincemin le changement est un principe et une quête. Il citait avec désinvolture ce vers des Fleurs du Mal – « Mon esprit, tu te meus avec agilité ». Présenter son travail, c’est restituer ce mouvement, définir des ensembles en disant leur cohérence, la logique qui a présidé à leur déroulement.

Ce recueil ne comporte qu’une seule gravure à proprement parler, une seule taille-douce, le menu « Huîtres sur concombre » tiré par le graveur Piero Crommelynck[4]. La mort de ce dernier a été perçue comme un point d’arrêt. Ne plus utiliser la taille-douce, c’est pour Pincemin une façon de lui rester fidèle. Il invente alors d’autres moyens, moins sophistiqués ; examine ce qu’il peut faire avec les « moyens du bord », ceux qu’il trouve dans l’atelier. Il préfère parler d’estampe plutôt que de gravure : la lithographie, la sérigraphie qu’il choisit alors répondent à un savoir-faire simple, à une économie de moyens. L’estampe est un laboratoire, une forge des motifs qui sont expérimentés, superposés dans une même page. C’est le lieu du changement, du jeu. Elle permet de développer, ensuite en peinture, des modes de picturalité nouveaux.

L’estampe renvoie aussi à la question du multiple, de la série, du développement. Une œuvre se recommence et se duplique. Les images sont simples, empruntées à une iconographie traditionnelle. Jean-Pierre Pincemin vise la synthèse, il poursuit toujours le même sujet : celui de la fabrique des formes et selon ses propres mots, du « pourquoi ça représente ».

Ce texte donne quelques éléments du récit de l’œuvre. Il développe certains points d’une poétique singulière qui peut s’énoncer comme suit : comment passe-t-on des formes aux images ? Puis des images à l’histoire, à la fable ?

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Le « tout petit motif »

Paul Klee fait partie de ces peintres que Pincemin cite souvent, non pour désigner une influence immédiate – un motif aurait pu être repris sans qu’il utilisât ce mot –, mais sans doute une exemplarité de son attitude face à l’œuvre. L’iconographie simple, la réduction de moyens propres à l’œuvre de Klee ne sont certes pas sans évoquer le travail de Pincemin. Plus importants pour Pincemin sont la référence à des arts autres que picturaux chez Paul Klee (notamment la musique), mais aussi la question du temps de l’œuvre. Le Journal de Klee possède cette tension, cette allure inchoative des récits propres aux esprits toujours en mouvement : il décrit les étapes d’une pratique, vise l’établissement d’une poétique, une économie formelle des œuvres. Le souci de dire ce qui advient, ce qui se formule dans l’esprit et sur la surface à peindre est précisément celui de Pincemin.

Je conçois un tout petit motif et j’essaye une représentation sommaire ; naturellement pas par « stations », mais in praxi, c’est-à-dire armé d’un crayon. Voilà au moins une action véritable, et d’une série d’actes répétés il résulte beaucoup mieux que d’un élan poétique sans forme et sans figuration[5], écrit Paul Klee en 1902.

Le « tout petit motif », le dessin, le trait sont à l’origine du travail d’estampe de Pincemin. En lithographie, comme en sérigraphie, la forme sommaire tracée d’une ligne noire, autonome, est l’élément premier. Quand le sujet l’exige, elle reste nue : c’est le cas dans les illustrations qu’il donne des sonnets de Shakespeare. Jean-Pierre Pincemin a découvert dans la série L’Année de l’Inde (1986), qui utilise la pointe sèche sur plexiglas, la possibilité d’écrire sur la plaque une ligne continue scandée, rapide, proche d’une langue de l’improvisation. L’estampe invente ce trait, non pas immédiat mais lié, tracé dans la pierre, ou découpé dans le bois pour former une matrice.

Les rapports de la partie et de l’ensemble, l’écart existant entre un projet et sa réalisation sont des sujets récurrents de questionnement pour le peintre. L’estampe apparaît comme un champ d’expérimentation privilégié en ce qu’elle met en œuvre plusieurs actes disjoints concourant à un espace unifié.

Parcours du trait

Le motif premier, le dessin qu’il lui faut déterminer avant toute chose, reprise des contours d’une gravure médiévale (David et Bethsabée), variation nouvelle autour du thème de l’arbre, est déterminé à l’aide d’un rétroprojecteur. Il est ensuite reporté sur une matrice, puis imprimé, pressé sur le papier. En gravure, le moment à partir duquel on peut penser l’ensemble est a priori celui de l’impression. L’empreinte est métamorphose du trait : Pincemin aime l’idée de l’aléatoire, d’un « bazar » qui s’installe à cette étape de son travail. Les impressions multiples faites à partir d’une même matrice produisent des résultats très différents. La « métamorphose » consiste en la détermination d’une forme, d’une image qui se donne d’un seul tenant. Le pochoir, très utilisé par Pincemin, est à l’origine de ce « format » et provoque un jeu visuel d’un type très particulier : c’est une projection – mouvement à travers une matrice – et une délimitation tout à la fois.

Explosante fixe

Pincemin joue sur cette idée d’une double nature de l’estampe, qui est dans le même temps divisée et liée, mouvante et fixe. La répétition des tirages produit des temporalités diverses. L’œuvre est parfois donnée à l’état de « tout petit motif ». Elle peut également être composée ; l’artiste ajoute alors des strates de couleurs, des bandes souvent géométriques qui donnent à l’estampe un effet de relief nouveau. La couleur vibre, elle permet de sortir du cadre strict de l’image.

L’ensemble n’existe pourtant qu’en vertu d’une limite. Pincemin passe presque systématiquement sur ses tirages un médium acrylique neutre, qui crée un effet de séparation avec le support. Il faut manifester le cadre, dessiner une marge, montrer que tout se trame à l’intérieur de la page.

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Une histoire de peinture

Je projette en surface, c’est-à-dire que l’essentiel doit toujours devenir visible, quand même ce serait impossible dans la nature dont la structure ne se prête pas à pareil style en relief[6], poursuit Paul Klee dans le passage de son Journal cité haut, qui décrit les débuts de son activité de peintre.

Chez Pincemin, peinture et gravure cohabitent. L’estampe est une autre manière de peinture : c’est un espace plan, fortement délimité, dans lequel il est question de repentirs, de retouches à la peinture blanche, de couches colorées. La sérigraphie, la lithographie, sont traditionnellement perçues comme des procédés « de peintre ». Il s’agit de dessiner, d’encrer, d’imprimer et non plus d’inciser.

Représenter les corps

Pincemin a multiplié les expériences dans le domaine de l’estampe. Les gravures au sucre étaient très présentes dans les années 1980 ; dans les années 1990 il réalise par exemple de nombreuses épreuves à la pâte à modeler. L’artiste écrase, presse à l’aide d’une machine un ensemble de points de pâte à modeler qui évoquent bien souvent des corps, d’hommes ou de femmes, ou bien des animaux. Il y a comme une adéquation parfaite entre cet exercice de mise à plat et la représentation d’un corps : le peintre observe la répartition de la matière. La gravure ne procède pas d’une accumulation des formes mais d’une réduction, d’une disposition des masses en fonction de leurs qualités propres. Lorsqu’il comprime, l’artiste éprouve l’épaisseur des matériaux. Le paradoxe posé par Paul Klee d’une « représentation à trois dimensions en surface [7]» se retrouve ici : pour rendre visible on réduit, et l’aplanissement est pensé comme une conservation de toutes les propriétés de la matière. Il se produit comme une incarnation de l’œuvre.

Un espace révélé

Pincemin joue sur les possibilités positif / négatif de la gravure traditionnelle. La technique du report en gravure instaure ce jeu d’inversions. Il donne bien souvent, à partir d’un même dessin, une version en creux et une version en surface. L’opposition du vide et du plein se résorbe, son désir est de ne pas figer le partage des formes, délimitées par un cerne ou bien apparaissant en réserve. La limite et le contour sont pensés avec la plus grande attention dans les peintures, elles trouvent dans l’estampe leur terrain d’expérimentation. Il affirme de la même manière un goût pour les ombres chinoises : montrer la forme vide ou la forme pleine participe du même dispositif mental. Dans les deux cas l’espace plastique est pensé comme la « projection en surface » d’un ensemble, qui peut être aussi bien l’équivalence que l’ombre d’une réalité.

L’artiste parle de « révélation » de l’image gravée : cela signifie que l’image « apparaît », d’un seul tenant, de la même manière qu’une image photographique est révélée dans le bain d’acide. L’estampe est le lieu de temporalités complexes : c’est un espace unifié, non segmenté, qui s’est pourtant construit par strates successives. Elle combine dans le même temps un caractère d’apparition et, comme l’a montré Francis Ponge, elle a une valeur d’inscription dans une mémoire[8]. La pierre lithographique conserve en effet l’empreinte des différents traits dont elle s’est imprégnée. L’opération de « révélation », d’autre part, se produit à des vitesses variables, suivant les propriétés de chacun des matériaux. Il se produit un jeu de perceptions « différées », selon l’expression du peintre. L’agrandissement – différentes tailles sont données aux matrices, aux pochoirs – est également perçu comme un procédé d’essence photographique. Le motif importe peu. La plupart du temps, il est déjà donné, parfois littéralement « trouvé », dans l’iconographie chinoise par exemple. Ce qui intéresse Pincemin, ce sont ses possibilités d’extension, qui sont expérimentées jusqu’au bout. Le moment de l’apparition de l’image s’éprouve dans la qualité de l’expression.

Si Pincemin utilise parfois le vocabulaire photographique, il ne quitte jamais vraiment la peinture. Lors d’un entretien, il rappelait que certaines peintures pouvaient devenir des estampes, que d’autres ont été à l’origine des gravures. Dans les deux cas, les mêmes questions se posent, il choisit pour ses estampes les mêmes grands formats qu’en peinture. Dans les œuvres de la dernière période en effet, Pincemin veut retrouver l’effet de ses grandes « peintures émouvantes ». En sérigraphie et en lithographie la masse, la quantité colorée se donnent comme équivalents sensoriels de la finesse du trait autrefois recherchée dans les gravures.

Les allers-retours sont constants dans l’œuvre de Jean-Pierre Pincemin. L’estampe se conçoit comme une peinture. D’un autre côté et comme en miroir, la peinture utilise des techniques empruntées à l’estampe. Ainsi dans les dernières toiles, réalisées au sol : Pincemin utilise des produits qui se dissolvent à l’eau chaude (gélatine), qu’il applique de façon aléatoire sur des couches de peinture. Le problème de la peinture selon lui, c’est de ralentir le rythme donné par la succession des touches de couleur. En utilisant de tels procédés, la couleur apparaît de façon progressive, désordonnée. Le principe est toujours de perdre un point de vue unique. En marchant, pourquoi pas, sur la toile, à la manière d’un Pollock.

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L’écriture d’une histoire

Séquences narratives

L’espace révélé est celui de l’écriture d’une histoire. Il répond à la définition du temps de l’œuvre moderne selon Bergson : le temps se lit dans le passage d’une forme à l’autre, c’est une succession d’instants. L’estampe combine des strates de temps différents qui en font le lieu d’un possible récit. Au sein d’une série, chaque image est un moment d’un développement commencé avant elle et poursuivi dans des réalisations ultérieures. Dans le cadre de la seule image, le partage ou la superposition des couleurs et des formes permet l’évocation d’un déroulement, d’une narration.

Jean-Pierre Pincemin a réalisé plusieurs séries sur des thèmes des Fables de La Fontaine. Dans Le Loup, la chèvre et le chou, la feuille est découpée par bandes horizontales qui chacune racontent un moment de la fable. L’histoire – comment faire traverser la rivière à chacun des protagonistes – est condensée en une seule page. La couleur appliquée au pochoir joue un autre rôle dans la construction de l’histoire : elle donne naissance à une émotion, à un mouvement ressenti chez le spectateur.

Souvent, en bas des épreuves, les légendes se troublent : « Chien, renard, la poule, le grain de blé », puis « chien, chat, souris, grain de blé ». Le Vieux Chat et la jeune souris, La Poule et le renard sont convoqués dans le même temps… L’estampe permet toutes les permutations. Elle développe le libre principe des variations multiples sur un thème donné.

L’expression juste

Pincemin s’amuse à assembler, à retravailler des motifs anciens. Il multiplie les effets de surprise, poursuit des fils abandonnés par le passé. Ainsi dans ses illustrations du Micromegas de Voltaire, qu’il reprend en 2000, une première série ayant été réalisée en 1997. L’artiste ajoute des éléments, il les superpose. La combinatoire d’éléments à l’œuvre dans l’estampe est une synthèse. Pincemin crée un espace de métamorphoses, de formes mouvantes : le dessin d’un œil se loge parfois dans la forme circulaire d’une planète, la couleur est beaucoup plus présente, elle va jusque dans les marges. Le trait du graveur s’associe parfaitement au caractère incisif du conte. Pincemin lui ajoute la couleur : leur alliance est une manière d’équivalence de la « concise richesse » de Voltaire. Le « sel », les raccourcis voltairiens trouvent ici leur évocation juste.

L’estampe est le lieu de l’hybridité. Dans les gravures antérieures à 1997, Pincemin a multiplié les représentations évoquant les figures mythologiques présentes dans les récits des auteurs latins. La Jeune Fille et la mort, série réalisée en 1994 pour la Chalcographie du Louvre, est une variation sur le thème de L’Enlèvement d’Europe, conté dans les Métamorphoses d’Ovide. La figure du Centaure est désignée comme énigme : c’est un autoportrait. Il y a dans la figure hybride un interstice, cet espace laissé vide où quelque chose a lieu.

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Le comique dans la duplication

Les Caprices

La gravure renvoie fondamentalement pour Jean-Pierre Pincemin à la question du multiple. C’est pourquoi il se donne le droit de refaire une gravure à partir d’une matrice ancienne. Lorsqu’il évoque ses travaux, l’artiste cite très souvent Baudelaire : selon ce dernier il existe une forme de comique inhérent à la gravure et au phénomène de duplication. L’effet comique, explique à son tour Pincemin, a lieu dans les œuvres, telle celle de Goya, qui parviennent à inventer un univers fait d’un très petit nombre d’objets revenant invariablement sous des formes toujours renouvelées.

Goya est évoqué par Baudelaire dans le « Salon caricatural, critique en vers et contre tous » : le poète parle à son sujet de l’invention d’un « monstrueux vraisemblable » :

Toutes des contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées d’humanité. Même au point de vue particulier de l’histoire naturelle, il serait difficile de les condamner, tant il y a analogie et harmonie dans toutes les parties de leur être ; en un mot, la ligne de suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir; c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant l’art est la fois transcendant et naturel[9].

Goya, dans la série des Caprices réalisée de 1797 à 1799, fait une satire de la société de son temps. Rien de tel dans le travail de Pincemin, qui parle néanmoins très souvent de « caricatures » à propos de ses gravures. La série de ses autoportraits, réalisés de 1992 à 1994, tient en quelque sorte des « Caprices ». La « ligne de suture » invisible entre des registres différents à laquelle fait allusion Baudelaire dans la citation donnée plus haut y est partout sous-jacente. Les traits de son visage s’associent à la figure du Centaure, ou encore à celle de l’Apôtre Pierre… L’exercice de substitution, de collage et d’assemblage d’éléments différents les uns des autres donne naissance à une réalité autre, à un ensemble nouveau composé d’un élément comique et d’une étrangeté. Fidèle à l’esthétique baudelairienne, il veut associer le dessin et l’idée. L’épaisseur du trait de ses petites lithographies de l’année 2000, le choix des sujets – un chat (le veau d’or ?) perché sur un trépied toisant un chien, des gravures érotiques – donnent ce côté mordant au dessin, qui garde pourtant une indécision quant à la forme, maintient une difficulté de perception. L’ensemble est incisif, il frappe ; dans le même temps il doit être « sans trop de signification ». Aussi les « point de jonction » ou frontières, si présents dans le travail de Pincemin, sont-ils toujours les lieux du passage.

Empreintes

Dans les estampes à la pâte à modeler, mais aussi dans les dernières séries, Jean-Pierre Pincemin a recours au procédé de l’empreinte. En comprimant simplement la matière, l’empreinte crée de l’étrangeté : Pincemin replie parfois sa page de façon à imprimer une réplique inversée d’une image peinte sur l’un des côtés. Un écureuil la tête en bas, une figure pas tout à fait humaine apparaissent alors. Des figures de femmes sont dessinées d’un trait dont on perd la trace. L’empreinte est le lieu de l’image. En elle en effet, comme dans toutes les images « authentiques » selon Walter Benjamin, « l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation »[10]. Ce sont ces instants précis du contact et de la perte que nous montre Pincemin.

***

« A partir de quand a-t-on une image ? », demande Pincemin. L’image est ce moment d’apparition, où la forme est révélée. C’est une ombre chinoise, un « caprice », une chimère. C’est aussi un récit, une histoire de monstres et de métamorphoses. L’estampe est une peinture incarnée.

« Si vous voulez connaître ma vie, regardez les gravures », disait-il parfois. Les séries qu’il montre correspondent à des périodes de vie, et peut-être y glisse-t-il quelques détails biographiques. Nous ne le savons pas. Ce que nous voyons en revanche, c’est une gravure qui, comme la peinture, est un lieu de volupté. C’est là que se joue l’aventure de l’œuvre.

Il y a dans les œuvres issues des profondes individualités quelque chose qui ressemble à ces rêves périodiques ou chroniques qui assiègent régulièrement notre sommeil.[11]

Marion Daniel

Paris, 16 octobre 2005



[1] Paul Klee, Journal, Paris, Grasset, coll. Les cahiers rouges, 1959, p. 258.

[2] Technique utilisée par Jean-Pierre Pincemin à base d’une pâte mélangée à une poudre métallique appelée « carburandum ».

[3] Henri Focillon, Vie des formes (1934), suivi de Eloge de la main, Paris, Presses Universitaires de France, 1943.

[4] Piero Crommelynck a travaillé avec Picasso de 1966 à 1972. L’exposition Pablo Picasso, Piero Crommelynck, Dialogues d’atelier réalisée en 2006 au Musée de la Vie Romantique en fut le témoignage.

[5] Paul Klee, op. cit., p. 147.

[6] Paul Klee, op. cit., p. 147.

[7] Paul Klee, op. cit., p. 148.

[8] Cf. Francis Ponge, Matière et mémoire, in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1999, p. 116-123.

[9] Charles Baudelaire, Critique d’art, Paris, Gallimard, Folio essais, 1992 (1976), p. 230.

[10] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, Paris, Le Cerf, 1989, p. 478. Voir également à ce sujet l’ouvrage de Georges Didi-Huberman L’Empreinte, publié lors de l’exposition du Centre Georges Pompidou en 1997.

[11] Ibid., p. 230.

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