dimanche 27 mars 2011

Raymond Hains ou la poésie dans tous ses états

Texte publié dans la Revue Dits n° 13, Grand Hornu, Musée des Arts Contemporains de la Communauté française de Belgique, automne-hiver 2009

Raymond Hains voyait le monde à travers le prisme du langage. C’était un discoureur, un philologue épris de l’ « entourage » des mots et de celui des personnes[1]. Ses histoires alimentaient un récit continu et prolifique que lui-même souhaitait voir tenir dans une encyclopédie. Si la « poétique » s’entend au sens du verbe poïein comme construction, invention formelle, cette notion convient pour qualifier ce travail qui, à partir de 1980, s’infléchit en direction de la fabrique d’une langue, au sein de laquelle se profileraient toutes ses réalisations plastiques. Mais parler de poésie chez Raymond Hains pose une question d’ordre sémantique et implique le franchissement d’un degré d’interprétation supplémentaire. Cela revient à apparenter l’artiste à un homme de lettres.

Rythme, image, reprise et développement : à partir de ces quatre mots je propose de définir une esthétique du travail de Hains, dans sa dimension verbale et plastique. Du langage à l’image, présente dans les affiches, les palissades ou les photographies, son système tisse un ensemble de liens. Ce passage d’un régime de représentation à l’autre peut faire poésie, dans un cheminement qui s’établit depuis les purs effets sonores et jeux de mots à l’œuvre dans son discours, jusqu’à la construction d’un sens plastique qui s’affirme dans une articulation de formes. Dans une sorte de parcours inversé entre la pratique de Hains, débutée dès 1947, et son glissement progressif dans le domaine du langage, il peut être intéressant de lire son œuvre à la lumière des questions de syntaxe qui irriguent tout son discours. Affiches et photographies apparaissent ainsi comme les supports d’une poésie visuelle. Car si la poésie se définit comme construction et recherche formelle, définition d’un rythme et création d’images en vue d’un sens, l’œuvre de Hains peut bien être qualifiée de poétique.

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L’invention d’une parole originale

Enregistrements et films témoignent de la pratique vertigineuse du récit oral de Raymond Hains, fondée sur la libre association de coq-à-l’âne déclinés à l’infini. Mais de ce discours oral, nous ne gardons que peu de traces. Si bien que le système qu’il échafaudait, fondé sur une combinatoire de faits traitant par exemple des liens d’Arsène Lupin et du bois de Lupin où allait se baigner son père sur la route de Cancale, auxquels s’ajoutaient un cambriolage vécu dans la stupeur à l’issue duquel il retrouve les œuvres complètes d’Arsène Lupin et la découverte simultanée d’un livre écrit par le maire d’Étretat où se déroule l’action de L’Aiguille creuse du même Lupin, nous échappe en partie. Restent ces bribes de témoignages, glanés au cours de rendez-vous avec lui, durant lesquels il poursuit son histoire : « Dans une librairie de la rue Saint-André des arts, j’achète un livre de Valère Cardigan : un anagramme de « avocat général ». C’était le maire d’Étretat, le père de Jérôme Lindon des éditions de Minuit »[2]. Dans son engouement, Raymond Hains veut également vérifier qu’une pâtisserie qui s’appelle L’Aiguille creuse fabrique bien des caramels. Entre hasards des rencontres de sa vie, souvenirs et intrusion fantasmée dans le monde des livres, il établit des passerelles aussi ténues qu’insaisissables, jusqu’à former un collage d’histoires et de significations.

L’artiste fait progresser sa machine verbale par enchaînements, tenant son auditoire en haleine par de longs récits qu’un jeu de mots coupe parfois, subrepticement, sans jamais les interrompre tout à fait. Les passerelles qu’il établit entre événements et personnages éloignés dans l’espace et le temps, reliés par un simple rapport d’homophonie ou retrouvés au hasard d’un anagramme décrypté, procèdent d’élaborations linguistiques et sémantiques. Sa langue progresse à grands renforts d’enjambements, de rejets, de reprises et d’ellipses, d’assonances et d’homophonies troublantes : toutes ces figures de style familières à Hains orientent très certainement son travail du côté de l’invention d’une parole originale. À titre d’hypothèse, l’élaboration de ce récit que l’on peut qualifier de parole de recherche, orientée par un rythme et par la création d’images sera ici appelée poésie.

Poésie, lettres déformées et boîtes à fiches

« Jeune, je me voyais beaucoup plus écrivain qu’artiste », déclarait Raymond Hains. Sans doute davantage qu’aux artistes, Hains accorde aux poètes un rôle de toute première importance. Il voit en Stéphane Mallarmé et en Francis Ponge des modèles d’organisation du discours, lui-même se situant entre la tentation globalisante de création du Livre d’un Mallarmé[3] et le matérialisme d’un Ponge. Si ces deux auteurs s’intègrent à ses récits, tout comme ses amis ou des personnes simplement croisées au cours de pérégrinations, ils prennent une place considérable parmi les livres qu’il annote à la fin de sa vie. Fasciné par la capacité de Mallarmé à s’intéresser à un domaine aussi futile que la mode et ses aléas, Raymond Hains a travaillé sur son journal La Dernière Mode, mis en notes et en fiches. Chez Francis Ponge, la conception du livre comme « chantier » définie dans Le Carnet du bois de pins[4] constitue également une véritable référence. Tandis que Mallarmé est surpris dans son goût pour le raffinement des toilettes et bijoux, autant d’attributs du corps féminin considéré dans le cadre de la contingence des rencontres mondaines, le chantier, la fabrique, l’atelier, ces trois mots récurrents du vocabulaire de Ponge renvoient au travail d’écriture dans sa dimension matérielle et concrète. Comme Ponge, Raymond Hains considère le langage dans sa qualité physique, de système d’emboîtements de rythmes et de sons. Ainsi, bien que l’artiste n’écrive jamais de texte, ses récits restant chez lui à l’état de parole, ses techniques de discours fondées sur la reprise, l’ellipse et la coupure peuvent faire l’objet d’une véritable analyse stylistique. Il répète jusqu’à ce que survienne l’erreur, le lapsus ou l’élément signifiant, constituant une chronique du monde dite dans une « allure poétique »[5].

Désormais, seules les œuvres plastiques, mais aussi les centaines de fiches de notes et d’annotations de livres accumulés gardent une trace tangible du vaste jeu sur le langage que menait Raymond Hains. Dans la présentation d’Hépérile éclaté, un texte de Camille Bryen qu’ils ont fait éclater au moyen de verres cannelés, Raymond Hains et Jacques Villeglé ont une visée littéraire : enfin le langage est rendu illisible, par une langue qu’aucune voix humaine ne peut prononcer[6]. Avec Hépérile éclaté ou Le code des petits beurres Lu, relu (1982), Raymond Hains déforme les lettres qui accèdent à un statut plastique. Les lettres d’Hépérile flottent sur la page et celles du code barre sont transformées en un groupement de lignes oscillantes sur l’espace de la page. Un équivalent s’établit entre le flux de sa parole et ces rythmes graphiques, arrangés suivant une construction à la fois fluide et scandée.

De la même façon, ses fiches rédigées de sa régulière écriture bleue comportent des variations de caractères, majuscules ou minuscules, mais aussi des soulignements sous forme de lignes droites ou ondulées, qui donnent à ces documents une allure de masse textuelle à la limite de la lisibilité. Dans tous ces documents, l’artiste se contente de recopier des textes déjà écrits. Son intervention concerne le passage du langage dans une forme graphique, et son accession à un statut plastique.

Écritures photographiques

Les premières photographies de Raymond Hains dites « hypnagogiques »[7] déformaient le réel à l’aide de verres cannelés placés devant l’objectif. Invention d’une autre réalité par distorsion des mots et des images dans l’attente du surgissement d’une trouvaille, la pratique qu’il invente dès ses débuts le rapproche des activités des surréalistes. Détourné et déjoué, le sens se reconstruit d’une tout autre manière, dans le maintien d’un équilibre entre l’écriture et la forme. Par la suite, ses séries photographiques déforment, isolent et juxtaposent les mots présents dans les affiches publicitaires, logos et pancartes du tissus urbain, adoptant ainsi une autre pratique du texte, conçu comme un vaste cut-up. En 1952, Hains donne pour titre à l’un de ses tout premiers (et uniques) articles : « Graphisme en photographie. Quand la photographie devient l’objet »[8]. Le mot graphisme s’entend comme considération des signes et des images d’un point de vue formel mais il désigne également l’écriture. L’artiste ajoute : « La photographie n’a pas seulement contribué à bouleverser notre notion des arts plastiques : « Elle engage, disait Paul Valéry, à cesser de vouloir décrire ce qui peut de soi-même s’inscrire... au moment où la photographie apparut, le genre descriptif menaçait d’envahir les lettres. Enfin Daguerre vint !... »[9].

La photographie est ainsi considérée comme inscription d’une nouvelle réalité et non comme son enregistrement. Dans les premières années, l’artiste met tout son espoir dans ses capacités techniques (solarisations, surimpressions, superpositions) qui permettent l’élaboration d’autres rythmes et manières de voir. À partir des années 1980, c’est dans l’enchaînement sériel de plusieurs dizaines de clichés que réside toute l’invention. Plus que la déformation du réel, les glissements d’une forme, d’une couleur ou d’un mot à un autre font de ces œuvres les lieux de déploiement d’un sens. Les enchaînements s’y opèrent de façon à la fois liée et disjointe, comme dans une phrase.

Sculptures potentielles et syntaxe graphique

Dans la série des Sculptures de trottoir du Musée d’art moderne de la ville de Paris (1998), les éléments semblent se développer de manière syntaxique. Les « sculptures de trottoir » – le mot était bien trouvé – sont des photographies de chantier, isolant un parpaing, un plot ou un niveau à bulle oubliés à terre dans lesquels Hains perçoit un potentiel de sculpture. Dans la première photographie, l’artiste établit un centrage sur une bobine bleue, élément à la fois graphique et coloré qui fait signe dans le paysage. S’opère dans les trois images suivantes tout un enchaînement de formes : une autre bobine noire, un tuyau noir et jaune, une tôle rouillée, puis vient la chute d’un tas de chaises vues « en mouvement », prêtes à tomber. Enfin, la dernière photographie présente une bâche à terre sur des marches, comme lâchée au sol au hasard, prenant une forme à la fois vivante et inerte. Raymond Hains désigne par ces clichés des potentiels de créations[10]. La photographie est appréhendée dans sa capacité à produire des formes en devenir, développant aussi bien leur dimensions picturales (la couleur est omniprésente) que sculpturales. Elle définit également un autre statut pour le signe plastique. Ce dernier s’affirme comme partition entre une forme et un sens. C’est un élément faisant irruption dans le réel, remarquable par sa forme et sa couleur, mais aussi un chaînon (morphème) s’associant à d’autres signes jusqu’à former des syntagmes, et des propositions.

Une autre série de Sculptures de trottoir (2003, galerie Patricia Dorfmann), reprend les mêmes éléments, plots de chantier mais aussi logos et slogans tels que : « Les compagnons paveurs. Et la rue devient un lieu privilégié ». La photographie dans laquelle figure cette phrase est très construite, avec au premier plan des éléments emballés dans du papier bulle (des œuvres ?) et au second, un camion jaune qui envahit la totalité de l’image. Tout se passe à l’intérieur de cet élément jaune, dans une œuvre qui se rapproche des pratiques abstraites de Hains, notamment ses affiches, lesquelles privilégient le plus souvent une seule voire deux plages de couleur. Le troisième dimension importante de la photographie, c’est le reflet. À travers la vitre du camion, on a vue sur un détail de chantier, la scène du côté de laquelle se trouve le photographe se reflétant entièrement dans la surface jaune. C’est donc par un jeu de cadrage et de superpositions que se construit l’image, dans une sorte de collage visuel et temporel. Ces Sculptures de trottoir ont ceci de singulier que l’artiste parvient, dans de simples photographies, à isoler des signes jusqu’à les superposer et organiser un ensemble qui fait sens.

Le rythme est partout : dans le parcours d’une ligne qui se développe d’une image à l’autre et au sein de chaque photographie. Hains affirme une préférence pour les rayures, autant d’hommages à Daniel Buren qui lui rappellent aussi les cabines de plage de son enfance à Dinard. Avec les rayures, il retrouve la ligne dans laquelle s’inscrit son écriture photographique dans les Sculptures de trottoir ou les photographies hypnagogiques, qui était aussi celle des livres devenant simples objets à insérer, debout dans une valise[11], ou encore celle des pochettes d’allumettes géantes produites par les personnages Saffa et Seita (1964), autant de métamorphoses de l’artiste.

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Le personnage de la Gradiva de Jensen analysé par Freud a retenu tout particulièrement l’attention de Raymond Hains. Tout comme Un souvenir d’enfance par Léonard de Vinci ou Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, cet ouvrage de Freud a fait l’objet chez lui d’investigations littéraires (lecture et annotations marginales). Entre rêve et réalité, cette apparition sculpturale dans l’espace et le temps en suspension d’un jeune chercheur que les investigations archéologiques ont englouti se situait peut-être précisément dans le temps que cherchait Raymond Hains : celui des trouvailles et des lapsus, placé entre la veille et le sommeil. Gradiva est l’incarnation du rêve dans un personnage réel, mais aussi l’inscription si chère à Hains, du mouvement de la marche dans les lignes et volumes d’un bas-relief. Poésie et psychanalyse alimentent à parts égales le travail de Raymond Hains. Elles glissent dans son propre univers, composant dans ses photographies ou ses fiches un ensemble de signes organisés en vue d’une pluralité de sens. Annotant un livre de Gérard Haddad intitulé Lacan et le judaïsme[12], l’artiste isolait dans les marges le mot « coq-à-l’âne », qualifiant dans ce texte l’écriture talmudique. Par la simple reprise d’une phrase écrite par un autre, cette allusion s’inscrivait dans son propre champ, faisant sens pour sa propre pratique. Toutefois, Hains n’a jamais prétendu à une visée théorique dans son travail. Sans doute les systèmes qu’il échafaude par glissements successifs sont-ils à regarder comme une vaste partition visuelle, tout en rythmes et en images.

Marion Daniel

Paris, 14 septembre 2009



[1] Raymond Hains, in Raymond Hains, La Boîte à fiches, Arles, Analogues, 2006, p. 209 : « En linguistique, on dit que l’ « entourage » d’un mot permet de comprendre des glissements de sens, de faire des découvertes. L’entourage des gens permet aussi de comprendre beaucoup de choses... »

[2] Les phrases de Raymond Hains non référencées proviennent d’entretiens réalisés par Marion Daniel avec l’artiste entre 2003 et 2005.

[3] Cf. Marion Daniel, « Le maître de la parole : Raymond Hains et les poètes », in Raymond Hains, La Boîte à fiches, op. cit., p. 11-17.

[4] Francis Ponge, Le Carnet du Bois de pin (1940), in La Rage de l’expression, Œuvres complètes t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 377-411.

[5] Raymond Hains citait souvent cette phrase de Montaigne : « J’aime l’allure poétique à sauts et à gambades ».

[6] Raymond Hains et Jacques Villeglé, Hépérile éclaté, Librairie Lutétia, 1953. « O bouches, l’homme est à la recherche d’un nouveau langage », cette phrase d’Apollinaire dans les Poèmes à Lou était très souvent citée par Hains lorsqu’il évoquait ces toutes premières réalisations, mais aussi l’ensemble de son activité plastique.

[7] Hypnagogique : qui mène au sommeil.

[8] L’article est publié dans Photo Almanach Prisma n° 5, 1952, p. 131-136.

[9] Ibid., p. 134.

[10] « Que les affiches soient déchirées par tous et non par Hains ! » (cité in J’ai la mémoire qui planche, Centre Pompidou, 2001, p. 75) ou bien « Mes œuvres étaient déjà là, mais on ne les voyait pas car elles crevaient les yeux », tels sont quelques-uns de aphorismes de Hains concernant son travail, dont la dimension de non-intervention constitue l’une des caractéristiques principales.

[11] Cf. Raymond Hains, La valise de Troyes, 1987, collection FRAC Champagne-Ardennes.

[12] Cf. Illustration p. ?

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