dimanche 27 mars 2011

Ecouter Raymond Hains ou l’esthétique du ravissement

Texte publié dans "Raymond Hains, La Boîte à fiches", éditions Analogues-Frac Bretagne, 2006


Raymond Hains pratiquait l’art du dialogue, un dialogue souvent à une seule voix. C’est lui qui prenait la parole, et il la gardait, l’espace d’un après-midi ou d’une nuit, dans un temps qui ne se comptait pas. Lui faisant face ou à ses côtés, quelqu’un pour écouter, garder trace de son discours par quelques notes : l’interlocuteur acceptait d’être « ravi », emporté par un flux de mots. Raymond Hains s’est dit « ravisseur d’affiches ». Il fut l’artiste du transport, vous prenant dans sa toile, semant son désordre au moyen d’une langue déployée en un labyrinthe. Au cours de l’écoute, tout cela s’ordonne, peu de fils se perdent pour de bon. Ils changent de forme, s’éclairent soudain à la faveur d’un lien nouveau. Sa pensée s’enroule comme un tissage ; elle accumule sa matière, bons mots, notices augmentées chaque jour, jusqu’à former, selon l’artiste, une « encyclopédie ».

Comment classer les « découvertes » faites au quotidien, préserver un peu de l’émotion qui était la sienne lorsqu’il évoquait ce jour où il avait retrouvé l’œuvre L’extase de Sainte Thérèse du Bernin, visitée si souvent à Rome, sur la couverture du Séminaire Encore de Jacques Lacan*, ou bien de son amusement lorsqu’il glissait au détour d’une histoire, « Roland de Coatgoureden*, Malraux l’appelait le Quick, comme les restaurants », telles sont les questions qu’ensemble nous nous posions, durant l’année et demi de travail que j’ai partagée avec lui.

« On classe comme on peut, mais on classe », disait-il, ajoutant que c’était une citation de Claude Lévi-Strauss. Rendre le discours de l’anthropologue dans une langue parlée n’avait rien pour l’effrayer. L’opération inverse pouvait tout aussi bien lui plaire. Le classement tel qu’il l’entendait était un mode de son discours : il cherchait sans cesse quels glissements, quelles connexions pouvaient être faits d’un champ de la langue à un autre, d’un récit à l’autre.

Mon travail a consisté en une transcription du discours de Raymond Hains. J’ai voulu montrer ce qui se tramait dans cette langue, des détournements aux coq-à-l’âne*. C’est ainsi que j’ai tenu mon rôle d’interlocuteur, littéralement celui qui interrompt, suspend le récit à un instant précis de son développement pour en extraire l’un des sens possibles.

La nécessité est plus grande encore aujourd’hui de dire ce qui a été fait. Raymond Hains travaillait toujours dans un sentiment d’urgence, il voulait « tout dire ». Ce livre aura atteint son but s’il donne à lire tout au moins un ton, quelques traits d’une pensée qui continue de se poursuivre à travers tous ceux qui l’ont croisé, et ceux qui le croiseront encore.

Le flux et l’extrait : méthode pour une retranscription

Le flux caractérise la langue de Raymond Hains. Les mots s’écoulent, il ne prend pas toujours le temps d’une respiration. L’artiste s’inscrit dans une longue tradition de l’oralité. Des enregistrements, certains films témoignent de cette voix si singulière. Le livre, quant à lui, se déploie selon un autre mode. Il organise des trames narratives, rend compte d’une parole grâce à des jeux temporels : ralentis, ellipses, accélérations.

Raymond Hains mettait au défi toute personne qui aurait tenté d’écrire à son sujet : aucune transcription littérale du mouvement dans lequel il nous entraîne n’est possible. Tout au moins pouvons-nous donner à entendre un rythme, dévoiler les jeux de prononciation. Car le flux dans lequel nous emmenait l’artiste n’avait rien d’un mouvement linéaire. Sa langue se déployait par séquences, variations autour d’un mot. Elle maniait les contrastes.

Nous avons rétabli les césures, en sorte que des unités de sens affleurent. Les noms de personnes, les noms de pays reviennent, se croisent, s’éclairent les uns les autres. Des « formules » sont attachées à certains d’entre eux, se déployant à la manière des attributs des dieux grecs.

Il y a chaque fois du sens dans l’extrait, la séquence. La découverte d’un certain Boulanger présent dans Les Mémoires de l’abbé Morellet a pour lui quelque chose d’étrange. Bien plus, Raymond Hains parlait souvent de « sursaut » ou de « vertige » quand cette sorte de hasard survenait. Il ne suffisait pas qu’un Morellet, autre que l’artiste François Morellet, vive au XVIIIe siècle : ce Boulanger développe un « esprit de système », proche de celui que lui-même invente chaque jour. « Il trouvait tout dans les mots, dans leur décomposition, et dans les analogies d’une langue à l’autre. » lit-on dans ces Mémoires[1].

Dans ses pérégrinations, il croise bien d’autres « systèmes », rejoint souvent Freud ou Lacan, autres maîtres en matière d’analogies et de découvertes verbales. L’évocation de chacun de ces noms introduit un mode d’interprétation nouveau. Hains s’attache aux découvertes de la psychanalyse, c’est l’un de ses outils de lectures, qui n’est pas le seul. Il tient en outre à rappeler que « Freud n’a pas pris au sérieux Breton », les liens de Freud et d’Odette Joyeux – ne portent-ils pas le même nom ? – mais aussi des ambassades et embrassades. Quand on parle d’un sujet, cela mène forcément très loin, il ne faut rien oublier.

L’évocation de Raymond Hains ravive certains grands concepts de la fin du XXe siècle. On pense aux « machines désirantes » de Deleuze et Gattari[2]. Selon eux, il y a de la machine dans les relations des hommes entre eux, des hommes et de la nature ; de la machine ou des processus, des dynamismes qui se croisent, s’entrecoupent. La production désirante introduit le modèle de la coupure d’une machine à l’autre. Chacune d’entre elles déploie un flux, un rythme qui lui est propre mais joue comme rupture par rapport à une autre à laquelle elle se connecte. Il n’est plus question d’ensemble ou de tout, mais d’une addition de parties hétérogènes. Contre l’esprit dialectique, la « synthèse disjonctive » tisse des réseaux de synthèses et interdit qu’on en établisse une seule. « L’œuvre d’art est machine désirante elle-même. L’artiste amasse son trésor pour une proche explosion, et c’est pourquoi il trouve que les destructions, vraiment, ne viennent pas assez vite. »[3] Raymond Hains, comme Antonin Artaud dont il est question dans l’Anti-Œdipe, construisent ces œuvres-machines, de vastes réseaux de destructions et de permutations. Chez Hains un récit vient en chasser un autre, une interprétation s’ajoute à la précédente, sans jamais l’annuler.

Il manquait souvent un maillon dans les chaînes qu’il construisait : celui qu’on n’avait pas entendu mais que selon lui on aurait dû connaître. Mais il préférait se taire et laisser, disait-il, les livres parler. Car tout était déjà dans les livres.

Perdre le fil est une école à laquelle il nous incitait. C’était une façon d’échapper aux synthèses définitives que d’aucuns auraient voulu faire sur son travail ; et de garder un rythme.


L’anti-fiction

Le livre tel que le conçoit Raymond Hains, ce pourrait être le roman breton. Chrétien de Troyes, et d’autres écrivains de la cour des Plantagenêt* ont tissé des romans à partir d’une matière déjà formée. La Matière de Bretagne* existait à l’état de légendes et de contes celtiques transmis oralement. Hains poursuit la légende, s’inscrit dans la tradition. A son tour, il raconte ses souvenirs occultes*, des fées cruelles aux vierges folles. Il amasse, croise témoignages et histoires et revendique ses propres détournements ; de la Matière de Bretagne au « magasin de souvenirs bretons », l’écart était faible. Tout cela n’est qu’une histoire d’appellation, et la sienne est également d’origine.

Les romans bretons n’appartiennent pas au genre périmé* que rejetait l’artiste ; ils se disaient à haute voix. Voilà une esthétique pour Raymond Hains : rester dans la conversation. Les romans se vivent, ils ne s’écrivent pas.

Raymond Hains n’écrivait pas. Il avait en revanche une véritable vocation de copiste. Il recopiait dans les marges des ouvrages qu’il lisait des phrases entières contenues dans la même page. En fidèle copiste du roman arthurien, il visait la copie qui répète l’erreur, en introduit d’autres. Ainsi se forgent les légendes.

Il aimait de la même manière lire avec des yeux distraits, n’attraper au passage que quelques mots, ou bien s’endormir sur un livre et se réveiller avec une phrase sur le bout de la langue. Rappelant parfois que « Pour les musulmans, le rêve est la seule chose réelle », ou bien racontant le choc ressenti lorsqu’il avait trouvé, posé sur la chaise d’une église, Le Fou de la présence réelle de Julien Hénard, il nous invitait à regarder avec lui un peu plus attentivement ces mots retrouvés. Des récits en notes aux récits en rêve, Raymond Hains fabriquait son texte.

Il construisait un « Dossier confidentiel ». Il fallait donner des noms, tourner une fois de plus le dos à l’esthétique du roman contemporain. Et rester dans la langue. Changer les noms, entrer délibérément dans la fiction, c’était se priver d’un ancrage dans le réel, de la seule vraie source possible de sens. « C’est un peu comme ça que je vois les recherches que nous faisons », disait-il lors d’un entretien. Il se posait très souvent la question de ce qui pouvait être dit ou non sur les gens qu’il connaissait, de ce qu’il fallait garder secret, ou attendre de dire. Ces limites, il les connaissait en vérité très bien. Une grande pudeur le caractérisait. Mais lorsqu’on travaille sur les liens de parentés entre les personnes de son entourage, il faut savoir manier l’élégance.

Raymond Hains voulait maintenir vivante la mémoire, les récits, être le chroniqueur de Saint-Brieuc, de Montparnasse, de bien d’autres lieux encore. La chronique selon lui, c’était encore un rythme, celui de « l’allure poétique à saut et à gambades » de Montaigne. Il racontait en faisant des coupes sombres, en jetant un regard transversal sur tout ce qui l’entourait. « La vie donne des dimensions aux choses qu’on attendait pas. Louis Guilloux et Jean Grenier ne pouvaient pas prévoir en 1918 qu’un philosophe s’appellerait Jean-Paul Sartre. » Il s’occupait de rétablir les fils, de relire les histoires à la lumière d’un événement nouveau. C’est en les récrivant une nouvelle fois que pouvait surgir la découverte ; en revoyant les cadrages.

La photographie, un document sémantique

L’histoire que raconte Raymond Hains provient de ses lectures, des récits qu’il a entendus mais aussi des photographies qu’il a vues, utilisées au même titre que les textes. C’est ainsi que nous avons conçu cet ouvrage, dans la juxtaposition du texte et de l’image. Celle-ci produit une forme d’hétérogénéité qui est la marque du travail de Raymond Hains. Ses constructions sont des montages de documents, discours illustré, photographies légendées.

La photographie fut sa vocation première. Son œuvre d’affichiste était ramenée à un travail d’instantanés. Il parlait de l’esthétique du « coup de foudre », ou du ravissement. Ainsi interrompait-il souvent un récit lorsqu’il croisait une photographie. Happé par l’image.

C’était sa façon de lire les livres. Les livres avec des images réservaient des surprises autrement plus saisissantes. C’est là que s’écrivent les légendes dorées.

Il y a beaucoup à lire dans les photos. Ce qui l’avait retenu dans un ouvrage sur Mallarmé, c’était la tenue des Lorette, ou le maillot de bain à rayures bleues et blanches de Paul Valéry. C’était très drôle de voir un personnage comme Valéry dans cette tenue, mais il y avait avant tout les rayures… Il remarquait celles de la « banquette à la Buren » dans une photo de Gide et Guilloux, ailleurs le fauteuil à rayures de Madame Récamier, qu’il fallait retrouver à la Samaritaine. Si l’on parlait de Saint-Brieuc, on ne pouvait manquer de montrer la photographie de La Brioche dorée. C’était la maison de ses grands-parents, mais surtout la Brioche avait été fondée par un briochin. Ça ne s’invente pas.

Raymond Hains aimait les reproductions, les cartes postales, les œuvres portatives. Ainsi était-il fasciné par l’œuvre de Piero Della Francesca, La Madonna del Parto, dont parle Hubert Damisch dans Un Souvenir d’enfance par Piero della Francesca. Il disait sa fascination pour cette iconographie si peu habituelle, représentant la vierge pointant sur son ventre rond son index. Elle montre du doigt le lieu de l’origine, d’où viennent les enfants ?, rappelait Hains avec l’auteur. Il choisissait, en outre, souvent un livre pour sa couverture : celle de La relation d’objet de Jacques Lacan, reproduisant Saturne dévorant ses enfants de Goya. Parfois un simple titre suffisait –Tocqueville retrouvé.

C’est l’une des manières dont il élisait ses œuvres, dans les lieux où l’on trouvait des mots et du sens, des motifs qui font sens.

***

« Nous devons avancer nos travaux. Il faut que nous parlions de Proust », me disait Raymond Hains les derniers temps. Nous n’en avons pas eu le temps. Mais j’ai gardé en mémoire la dernière phrase qu’il m’a dite. C’était lors d’un vernissage parisien. Tous ces gens avaient vieilli, disait-il. « On se croirait dans le Temps retrouvé et je ne m’y retrouve plus. » C’est vrai qu’en matière de réminiscences, il avait fait du chemin… Quant à écrire son grand œuvre, il avait tout le temps.

Le 23 janvier 2006



[1] Mémoire de l’abbé Morellet, Mercure de France, p. 101.

[2] Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Les Editions de Minuit, 1972, chapitre 1, « Les machines désirantes ».

[3] Ibid., p. 39.

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