dimanche 27 mars 2011

Frédérique Lucien. Rythmes sans fin

Texte paru dans la monographie de Frédérique Lucien "Introspectives", Editions Lienart, mars 2011

Une méthode et un rapport au temps régissent l’œuvre de Frédérique Lucien, qui expérimente depuis ses débuts des processus de variations. Fondées sur une pratique de la ligne et du dessin, ses séries manifestent modifications infimes, combinaisons de couleurs, changements de format, reprises avec altérations très légères, dans des œuvres regroupées par ensembles qui évoquent des herbiers ou des planches d’entomologie. Ces dernières prennent chaque fois leur source dans un temps d’observation du monde. Adoptant un registre musical, elles soulignent, sur le principe du « thème et variations », les passages d’une ligne dessinée à une autre, à peine différente, sur un mode toujours recommencé. Les premiers Pistils à la gouache (1990), construits par séquences, inventent des modules de quatre éléments pouvant s’associer, qui induisent la notion de temps. Adjoints les uns aux autres, ces modules réalisés en très grand nombre semblent se développer à l’infini. Cependant, l’inventaire ne prend jamais ; la méthode n’est pas celle d’un scientifique. Situées dans un entre-deux, entre la démarche quasi-scientifique et la variation musicale, ces séries mettent au jour des procédés de classement impossibles. Plutôt que de méthode, il conviendrait de parler à leur sujet d’une sorte d’anti-méthode.

Les œuvres récentes viennent conforter, ouvrir et intensifier un processus artistique en germe depuis 1990. Elles attestent d’une grande maturité, qui se lit dans des choix qui se confirment, se consolident. L’artiste pousse en effet l’observation à sa limite, dans des pièces où tous les éléments d’un vocabulaire défini depuis vingt ans semblent avoir trouvé leur place. Elle assemble, détourne, fait jouer les uns avec les autres les mêmes motifs et les mêmes obsessions. Dans la série des Anonymes (2010), dessins de membres humains – jambes, bras, sexes, bustes, pieds, mains de proches –, les formes divisées en fragments gagnent une dimension presque sculpturale. Les découpages en fragments étaient déjà présents dans les premières œuvres, qui choisissent de figurer tantôt le pistil, tantôt la tige de la fleur ; ils se retrouvent ici de manière systématique, en murs entiers. Le passage de la ligne à la forme, autre élément structurant de sa démarche, expérimenté dans les séries des Formes (1995) puis des Îles (2000), s’y rejoue également avec un degré supplémentaire d’intensité. Entre choix du fragment, des lignes, des angles ou des arêtes des corps, et rendu de la chair, l’artiste affirme dans les dernières œuvres une poétique complexe, fondée sur une hésitation entre la surface et le trait. Les Pistils, sortes de totems ou de sexes dressés étaient primitifs, naïfs. Les Anonymes et les céramiques représentant des bouches rejouent cette primitivité tout en cheminant vers une expression plus étrange, excessive, presque baroque. Ainsi, tout un aspect singulier, inquiétant, présent dans les œuvres plus anciennes de manière plus discontinue, tend désormais à prendre corps, à marquer son empreinte.

Chez Frédérique Lucien, l’observation prend plusieurs formes, empruntant des cheminements lents, des temps longs de maturation. Elle se traduit dans ses œuvres par un travail obstiné de tracé, qui part de la ligne pour aboutir à la forme. Parfois, l’opération s’opère de manière inverse. Surfaces, aplats de couleur, plaques d’aluminium sont découpés, affinés, polis jusqu’à obtenir des lignes. Des images se construisent sur ce choix constamment renouvelé, entre le dessin de la ligne et de la ride ou celui de la forme pleine. Elles articulent différents thèmes et motifs, proposant des synthèses entre plusieurs éléments, plusieurs partis pris. En cela, elles sont « dialectiques », au sens où Walter Benjamin emploie ce terme[1], de fulgurances impliquant un déroulé du temps, un autrefois et un présent.

Observer-dessiner. Des justesses de vues

Chez Frédérique Lucien, l’observation longue d’un élément se traduit dans la précision du trait, dans la justesse du dessin. Dans les Pistils, les Formes, les Magnolias (1994), les Îles ou les Calques additionnés (à partir de 2004), la forme et le trait apparaissent comme éléments de recherche. L’artiste y modèle la forme et non le volume, en poussant parfois jusqu’aux bas-reliefs, jamais au-delà.

Ses œuvres délicates et concises opèrent des choix dans le réel. Elles se détachent du relevé fidèle des choses vues dans la nature pour tendre vers une déclinaison de formes et de structures. Les Pistils jaunes, bleus, rouges, se développent par fenêtres de quatre. Ces tracés simples avec tige et chapeau – le style et le stigmate du pistil de la fleur – semblent avoir oublié la forme première pour se concentrer sur un rendu beaucoup plus lapidaire, schématique. Les repentirs, reprises, superpositions de couleurs se lisent dans chaque élément, comme si la précision du rendu ne s’obtenait que par tâtonnements, par à-coups. Ces formes absorbent un papier très fin, qui se ride et se plie souvent sous la masse de couleur. Le médium, le papier, la couleur, les interactions des éléments entre eux, tout semble participer d’une économie qui vise l’expression d’une fragilité et d’une légèreté. De leur côté, les Pistils réalisés au fusain adoptent une figure beaucoup plus proche de la profusion baroque, dans la manière dont ils proposent un dessin tout en courbes, en plis, en enchevêtrements subtils. Le Baroque « courbe et recourbe les plis, il les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini[2] », écrit Gilles Deleuze. Marquant le contour du pistil, des traits plus ou moins appuyés suscitent toute l’intensité de ces formes, rappelant parfois les plis dans lesquels se perd L’Extase de Sainte Thérèse du Bernin, emportés par un goût du mouvement, de l’expression, de l’élément inconstant. Les silhouettes étranges aux volutes sinueuses des Pistils, multiples, torsadées gardent la délicatesse et la grâce des esquisses.

La comparaison des deux séries de Pistils permet de saisir ce qui se joue au niveau du trait et du contour dans les œuvres de Frédérique Lucien. Récemment, elle a donné pour titre à l’un de ses bas-reliefs réalisé en aluminium : Moncontour. À partir de l’esquisse première, elle reprend, cisaille la forme jusqu’à ce que l’image apparaisse. Dans la série des Anonymes, elle accentue dans les dessins de jambes l’entre-deux des deux membres. Parfois les talons, les plis, les ridules sont soulignés, autant d’endroits de frottement marquant une sinuosité de la surface, de lieux de rencontre entre deux éléments : la peau et une cicatrice, la peau et un grain de beauté.

Ainsi, l’image semble apparaître par accentuation du trait, tracé de certaines lignes. Elle advient dans le temps, dans la reprise d’un même geste, d’une même délinéation des formes. À partir de l’observation de la chose réelle, l’artiste travaille par martèlement de la forme, dessin du contour, provoquant une accentuation du rythme des images.

Faire advenir la forme

A priori, cette méthode ne laisse pas place aux études et aux croquis, puisqu’ils sont sans cesse repris, rejoués, maturés. Il n’en existe pas dans son travail, précise-t-elle. Les carnets de dessins qu’elle réalise parallèlement aux œuvres dessinées, en particulier pour la série des Anonymes, n’ont pas le statut d’études. Ils constituent une recherche à part entière, proche de celle du livre et sont de l’ordre de l’objet à prendre en main, à regarder. De ses œuvres, il ne subsiste pas non plus d’esquisse préparatoire. L’esquisse ou la première forme dessinée est en effet reprise dans une recherche qui se déroule par étapes, par recouvrements successifs. Pour les séries Orée (2008), ensemble dessiné de bouches humaines de tailles et de matériaux variables, et Anonymes, son point de départ est la photographie de proches. Dans un second temps, elle photocopie les éléments photographiés afin de repérer les zones d’intensité des images. Puis elle dessine une esquisse qui mènera à la forme. Celle-ci est accentuée par endroits et son contour est souligné, tandis que les zones de chair sont plus ou moins éclaircies ou noircies. Frédérique Lucien choisit d’insister tantôt sur la surface de la peau, tantôt sur le dessin des lignes et des angles des corps. Suivant les zones de luminosité de l’image, elle souligne le dessin de la chair ou celui des articulations. Bien que cette partition ne lui paraisse pas tout à fait juste, il semble qu’il y ait chez elle plusieurs types de corps : les masculins et les féminins, les anguleux et les arrondis ; plusieurs types de sensualité : celle des corps composés de lignes et celle des corps plus charnus.

L’artiste affirme son goût pour la chose naissante, pour les commencements, titre de son exposition à la galerie Jean Fournier en 2008. Orée, le titre qu’elle donne à ses bouches, désigne quant à lui la chose qui apparaît, la chose délicate ou bien à peine naissante, vivante. Elle observe les passages d’un état à l’autre, saisissant les lieux de seuil, et invente une véritable poésie des lignes.

Une œuvre silencieuse

Cette poésie, cette pensée qui affleurent à chaque nouveau dessin sont absolument visuelles. Ici, le langage n’a pas sa place. L’observation minutieuse du réel s’élève à une forme, totalement silencieuse. Ce silence est ce qui frappe lorsqu’on voit pour la première fois ces œuvres. Il persiste dans leur fréquentation, dans leur observation longue et régulière. Tout semble naître chez Frédérique Lucien de la sensation et de la vision. Comme si ces tracés de végétaux, de minéraux, de bouches fermées, relevaient d’une observation qui ne se traduit pas en mots.

Le relevé précis du réel se modifie dans un tracé abstrait de la ligne. Ce qui advient est de l’ordre du rythme, d’une cadence de traits et de signes visuels dont toute signification aurait disparu. De fait, l’artiste retrace, recommence les mêmes motifs à l’infini, comme s’il fallait poursuivre la liste qui, comme toute liste, demande toujours à être complétée, peut se continuer jusqu’au vertige. D’autres dessins, fragments, variations sur le rendu de la chair ou sur celui d’une ride pourront venir s’y ajouter, jusqu’à obtenir une sorte de rythme sans fin.

Inventorier-inventer

Il y aurait là, dans cette volonté de peindre la chose vue dans tous ses détails, toutes ses variétés possibles, une sorte de parodie de la recherche scientifique. Mais l’artiste détruit d’emblée tout ce qui ressemble à une méthode d’archiviste. Cette démarche procède en quelque sorte d’une collection. Chaque œuvre serait un fragment d’une déclinaison de formes auxquelles Frédérique Lucien insuffle une sorte de décalage. Ainsi les séries de moulages de bouches réalisées en 2010 à la manufacture de Sèvres, présentées sous forme de lignes. La juxtaposition de sept petites bouches en porcelaine blanche provoque un effet d’étrangeté, une sensation de primitivité. De la même manière, l’accrochage très serré des murs d’Anonymes produit un ensemble très dense de fragments-signes à l’aspect parfois morbide. Dans leur aspect systématique, ces ensembles peuvent évoquer les photographies de Berndt et Hilla Becher. Cependant, dans ces travaux, Frédérique Lucien bien plus est proche de certaines œuvres d’Herman de Vries, conçues comme des relevés, des ensembles constitués d’éléments de documentation. Dans ses journaux de voyages réalisés dans les années 1970 notamment, ce dernier réalise des croquis, des annotations, des photographies, mais aussi des prélèvements, des terres frottées, qu’il dispose en grands tableaux prenant la forme d’herbiers géants.

« Chaque journal reflète les aspects de l'autre, de l'identique, tels que je les rencontre chemin faisant », dit-il. « « Je vois, je documente, je montre ». Le propos de l’artiste est limpide ; il vaut pour l’ensemble de sa production : sanctuaires, herbiers et autres objets naturels (troncs, branches, écorces, graines, feuilles et fleurs séchées), frottages de terre, de cendre et collections de terres prélevées un peu partout sur la planète depuis 1979. Herman de Vries n’instrumentalise pas la nature, il mobilise le regard[3] », écrit Fabien Faure à son sujet. « Mobiliser le regard » : l’expression frappe et sied parfaitement aux œuvres de Frédérique Lucien. En effet, si elles résultent d’une expérimentation de la forme, leur dessein n’est autre que cette mobilisation, cet arrêt, cette reprise par le regard d’un tracé de la main. Leur singularité et leur étrangeté résultent de l’opiniâtreté d’un exercice d’observation qui dessine, acère, taille les formes jusqu’à ce qu’à leur tour, elles arrêtent le regard.

Fragmentations, ex-voto

Si elles proviennent de l’observation du réel, ces œuvres développent de manière affirmée un caractère baroque, latent dans le travail de Frédérique Lucien depuis ses débuts. Cet attrait pour le baroque se lit dans la complexité des lignes de ses dessins. Il est également sensible dans les sujets qu’elle choisit, tels que les vanités. Les Vanités ont donné lieu à plusieurs types de réalisations : dessinées, en couleur, gravées. Dans une série de gravures à l’aquatinte de 2004 représentant des chrysanthèmes, elle multiplie les lignes serpentines, complexes et proliférantes. Elle associe ainsi une exactitude du trait à une profusion baroque. Réalisées tout récemment, les séries d’Anonymes franchissent un pas dans cette profusion qui se lit cette fois dans l’assemblage, la construction en murs entiers d’éléments disjoints.

Frédérique Lucien procède par fragments. Elle dessine des éléments séparés qu’elle confronte, associe. La chose tranchée agit parfois comme un reflet de la cruauté d’un chirurgien. Elle trouve aussi un écho dans la pratique populaire des ex-voto qui consiste à isoler un élément, un membre malade par exemple et à en produire une réplique en bois, en cire, en argile (ex-voto « anatomiques ») afin d’adresser un vœu à une divinité. L’artiste possède en effet une collection d’ex-voto qu’elle construit depuis plusieurs années. Au cours d’un voyage au Brésil, elle a découvert dans un musée des séries d’ex-voto en bois, autrefois destinés aux chapelles de certaines églises. Elle a également vu récemment dans l’église San Roch à Lisbonne des reliques, présentant des ensembles séparés de membres masculins et féminins. Ses bouches réalisées en céramique aux ateliers de Sèvres produisent la même qualité d’étrangeté. Comme si tout un pan fantastique, inquiétant, presque effrayant – cf. ces bouches blanches, comme des excroissances du mur, sur les lèvres desquelles elle ajoute de la couleur – attendait de s’affirmer.

Évider, assembler, travailler les formes

Dans ses dernières pièces en aluminium intitulées Moncontour, une forme dessinée est reprise à l’infini comme dans les poupées russes, depuis l’extérieur vers l’intérieur, jusqu’à ce que le contour de départ disparaisse dans un élément central qui n’est plus reconnaissable. « La forme ne devient plus rien », dit-elle. Elle étire, reprend la même forme, en assemblant récemment des fleurs fanées peintes à la gouache qui lui restaient des polyptyques De rerum natura (2005), ou bien en jouant sur le motif du chrysanthème des Vanités au graphite (2005), repris au sein d’une dialectique positif-négatif dans les Xéranthèmes (2008) et les Simples temps, grands lais de toiles découpés. Elle va enfin jusqu’à la faire disparaître dans ses assemblages de fragments qui composent des collections à l’infini.

Frédérique Lucien distend, évide, comprime les formes jusqu’à ce qu’elles expriment une sorte de quintessence de la ligne et du trait. Chaque fois, elle sollicite et mobilise notre regard, inventant les signes d’une pensée visuelle propre aux œuvres fortes et singulières.

Marion Daniel

Paris, 18 novembre 2010



[1] Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris : Éd. du Cerf, 1986. Trad. fr., p. 491 : « L’image dialectique est une image fulgurante. C’est donc comme image fulgurante dans le Maintenant de la connaissabilité qu’il faut retenir l’Autrefois. Le sauvetage qui est accompli de cette façon — et uniquement de cette façon — ne peut s’accomplir qu’avec ce qui sera perdu sans espoir de salut à la seconde qui suit. »

[2] Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 5.

[3] Fabien Faure, « Je déteste l’art dans la nature » : à propos des Sanctuaires d’Herman de Vries in Esthétiques de la nature, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 114.

Peter Soriano, Du dessin-signe à la pensée visuelle

Texte paru dans la revue Roven nº5, printemps-été 2011


Sculpteur, Peter Soriano a mis le dessin au centre de sa pratique. Le geste graphique structure son travail et le dessin lui sert quotidiennement pour traduire sa pensée. « Mes dessins, explique-t-il, se partagent entre ceux qui s’accumulent dans mes carnets de croquis et ceux que je fais sur des feuilles volantes. Les premiers prennent la forme d’idées ou de problèmes ; il s’agit de réflexions sur mon travail en trois dimensions. Les autres existent par eux-mêmes. Ils tiennent compte de la matérialité du support[1]. » Dans ses pièces réalisées depuis 2008, qu’il nomme des « situations », ces deux catégories sont mêlées : espaces ouverts, elles décrivent des idées en mouvement et des déplacements de pensée, à travers des signes tracés à l’aide de bombes aérosols sur les murs et prolongés par des câbles en tension. Rectangles, cercles, croix, flèches, associés aux câbles, y construisent un espace situé entre signe, langage, espace, couleur, forme, autant d’éléments qui travaillent et modifient le rapport de l’artiste au dessin.

Dans les dessins individuels qu’il nomme aussi dessins de « site », telle la série Brooklyn (2010), les mêmes figures et la même inscription dans l’espace sont rejouées. Croquis au crayon et signes tracés à la bombe – flèches, cercles, lignes – se partagent la feuille de papier. Cependant, la volonté de rendre compte d’une pensée s’y traduit au sein d’une forme plus libre, car moins attachée à un tracé déterminé ou définitif. Considérer les relations entre dessin et pensée, examiner l’espace entre les choses mais aussi le rapport du dessin au signe et au langage envisagé comme un ensemble de symboles visuels, font partie des préoccupations de Soriano. À travers son choix d’ouvrages, il rend compte d’une vision très singulière du dessin, considéré dans un champ élargi.

Le site, l’espace de fiction, le non-site

Dans ses dessins de « site », Peter Soriano tente de transcrire ce qui agit dans sa vision lorsqu’il se tient à un endroit donné de l’espace et qu’il laisse errer son regard. Le tracé, les mouvements, les directions appréhendées par son œil sont traduits par un dessin entre ligne et langage. « C’est comme si je réalisais un film sur ce que je vois. Ces dessins rendent compte de la manière dont mon œil circule dans l’espace et passe d’un élément à l’autre. J’invente un langage, qui traduit ce que l’œil voit : l’effet d’une lumière, l’activité de ma tête qui absorbe ce que je vois autour de moi. Je prends conscience de mon regard. J’entre dans ce que je regarde : la lumière, une fenêtre, vus à travers des mouvements de zoom. Si ma caméra est en gros plan, elle ne fait pas de panoramique, mais un mouvement et c’est ce mouvement qui m’intéresse ». Les lignes et signes graphiques tracés à la bombe de couleur et les câbles tendus traduisent l’ensemble de ces mouvements. Ils rendent compte d’une tension.

Articulés à des espaces précis, les dessins de Soriano donnent lieu à des catégories d’œuvres distinctes : des sites où le corps s’inscrit tout entier et rend compte de son rapport aux choses ; mais aussi des espaces de fiction, où un scénario étrange se met en place, où des possibles se dégagent, traduits par des flèches, des cercles, autant de signes graphiques qui renvoient notamment aux routes américaines ; enfin des non-sites, lieux de l’entre-deux. « J’aime le mot site comme j’aime les mots “activité” et “situation”. Il y a d’abord la référence à un lieu de travail qui est un lieu de construction. Ensuite, je fais référence au mot “site” dans le sens de “site Internet”, c’est-à-dire un espace de fiction. Enfin, je renvoie au non-site, à une sorte de néo site Internet qui est un lieu hors du temps, comme l’ont montré Robert Smithson et d’autres post-minimalistes et Land artistes en choisissant des lieux inaccessibles au plus grand nombre. »

À travers tous ces lieux, l’artiste vise à redonner forme à des espaces de pensée. Selon lui, le dessin est par essence la matérialisation de processus en continuels rythmes, mutations et mouvements.

Du dessin-signe à la pensée visuelle

« Dans les dessins de site, j’assemble une grande quantité de papier japonais (à la fois assez fin et résistant, il se plie facilement) et je le place sur le sol de la pièce que je veux dessiner. Commence alors une activité, qui est comme si je m’adressais au papier et à l’espace en même temps. Nous entrons tous trois en dialogue. Mes yeux pourraient être attrapés par l’espacement qui me sépare de la fenêtre, ou par la mesure directe de la profondeur du châssis de la fenêtre. Je plie le papier pour assembler différentes parties du dessin, comme on pourrait réaliser une vidéo mal faite. »

Savoir comment un espace est regardé est ce qui l’a intéressé dans des dessins de Roy Lichtenstein présentés à l’automne 2010 à la Morgan Library à New York. Alors que les dessins de Lichtenstein sont pour la plupart liés à d’autres médiums – peintures, sculptures ou estampes –, l’exposition montrait une série d’une cinquantaine de dessins en noir et blanc de grandes dimensions, considérés par leur auteur comme des dessins et non des études préparatoires. Soriano y perçoit une réflexion sur le signe et le langage appréhendés de manière visuelle. Il insiste notamment sur la façon dont certains détails sont rendus de manière très singulière, presque abstraite. Ainsi dans des morceaux d’architecture, des détails sur un vêtement, un visage ou dans le dessin de miroirs, par le tracé desquels Lichtenstein « réduit le langage à une abstraction passionnante ». « Plus je les regarde, plus ces images me fascinent, deviennent plus mystérieuses. Elles ne sont pas réalistes et elles ont toutes, lorsqu’on les observe plus longuement, une qualité abstraite. Elles me rappellent Ingres, qui a développé un langage qui incite à croire au réalisme de l’image, jusqu’à ce que vous remarquiez l’inconsistance d’un avant-bras qui fait de la peinture une image brillante, mais pas quelque chose d’anatomique. Ces raccourcis deviennent des sortes de notes de dactylo, un alphabet fait de signes à la fois neutres et denses. Exactement comme le sont les images elles-mêmes. Les dessins de Lichtenstein permettent le plaisir de ce jeu. »

Selon Soriano, les raccourcis du dessin créent cette qualité abstraite, ils « ne sont pas réalistes, mais dans une efficacité de dessin. L’ombre, le chignon d’une femme deviennent des abstractions. Ces dessins sont faits à la main : son langage de simplification est fascinant. »

Du dessin-activité au dessin-pensée

L’artiste établit un lien entre ses deux visions du dessin – du dessin-activité pratiqué dans les dessins de « site » au dessin de recherche et de pensée – et le travail de Sol LeWitt et de Donald Judd. Ces notions étaient abordées dans l’ouvrage Undervejs: The Gilbert and Lila Silverman Collection, Detroit, l’un des catalogues qui l’intéressent le plus, dit-il. « La collection de Gilbert et Lila Silverman est entièrement focalisée sur le dessin. Ce couple a amassé une collection d’“instructions”, de Picasso à Yoko Ono. Leur idée du dessin est plus large que simplement minimaliste et conceptuelle. » Cette collection inclut en effet des plans, des notes, autant d’éléments de nature graphique pouvant participer du dessin comme activité de recherche.

Récemment, Peter Soriano a organisé avec David Read une exposition de dessins d’artistes minimalistes et post-minimalistes. « Les premiers dessins que j’ai choisis sont ceux de Judd et de LeWitt et au fur et à mesure que je les regardais, quelque chose de curieux se passait pour la première fois. Ils comportaient des calculs et étaient même dominés par eux. S’ils n’avaient pas pour but de représenter un calcul, ils étaient, en eux-mêmes, le problème mathématique résolu. Ce n’est pas si courant, si ce n’est que les deux dessins étaient signés par les artistes. De ce fait, ce problème mathématique, ce calcul devenait une forme de performance. En effet, quand signe-t-on un calcul de son nom ? À l’école, lors d’un examen. La plupart des dessins que je connais incluant des calculs sont des esquisses rarement signées par les artistes ; elles font plutôt partie de fragments d’ateliers. Judd et LeWitt ont ainsi affirmé, je crois, qu’ils souhaitaient signer ce qu’ils voulaient et appeler une chose un dessin, dès lors qu’elle se rapportait à leur travail. Par essence, le papier devenait un lieu de travail où des activités se déroulent pour faire de l’art. D’autres artistes, Serra, Heizer, Lozano, ont également élargi cette définition du dessin. »

On s’achemine ainsi vers une définition du dessin comme activité graphique inscrite dans une temporalité forte. « Le seul médium où ce genre de chose arrive, c’est en musique. Récemment, j’ai vu une page remplie d’écrits de John Cage, de calculs et de gribouillis délicats, qui était également signée. » Dès lors, quel est le statut de ces notes ? Pour Soriano, les musiciens ouvrent des possibilités concernant la nature du dessin : dessin réalisé pour donner une explication détaillée à un coauteur, ou dessin-partition.

Iannis Xenakis et Pierre Boulez : pour une vision élargie du dessin

Parmi les ouvrages choisis par Soriano, deux concernent des musiciens. Le premier est le catalogue d’une exposition organisée au Drawing Center à New York en 2010, consacrée aux dessins de Iannis Xenakis. « [Il] a commencé sa carrière comme architecte et était l’un des bras droits de Le Corbusier, pour lequel il a développé des courbes complexes, qu’il calculait et dessinait. Il a réalisé plusieurs façades qui ont une vibration quasi musicale. Dans sa musique, il reprend ses idées spatiales et sa connaissance des mathématiques. Ainsi, ses dessins d’architecture se transforment et deviennent des partitions. Il envisage la musique comme quelque chose de visuel, dans un rapport à l’espace. »

Quant à Pierre Boulez, Soriano mentionne l’exposition Pierre Boulez, Œuvre fragment au Musée du Louvre en 2008 : « L’exposition et le livre sont divisés en trois parties : la genèse, le fragment/la rupture, l’objet suspendu. Les dessins vont de Delacroix et Cézanne à Beuys. C’est la sélection la plus risquée et le choix des œuvres est remarquable. Mais le plus important était que les œuvres étaient exposées à côté de celles, musicales, de Varèse, Ligeti, Boulez, parmi d’autres. »

Pour l’artiste, les différentes propositions retracées dans ces livres sont une manière de braver les frontières entre la pensée et le dessin, et vice-versa.

Nancy Spero : pour la fragilité du papier

Peter Soriano a enfin retenu Nancy Spero, qu’il a côtoyée et autour du travail de laquelle il a organisé une exposition. « Nancy Spero et son mari Leon Golub m’ont encouragé en tant qu’artiste tout au long de leur vie. Ils m’ont aussi inclus dans ce qui fut ma première exposition à New York ». Selon lui, la somme de Christopher Lyon, Nancy Spero, The Work est l’ouvrage le plus abouti sur son travail. « Le texte de Chris Lyon est brillant parce qu’il couvre parfaitement le sujet, la biographie, avec la chaleur de quelqu’un qui a connu l’artiste. J’ai une critique au sujet du rôle du papier, qui n’est pas assez mis en avant. L’un des apports les plus intéressants de Nancy Spero est d’avoir insisté sur le papier, non seulement considéré au sein de la catégorie des arts graphiques, mais plus généralement dans le champ de l’art contemporain. Elle a utilisé sa légèreté et sa fragilité d’une manière à la fois terrifiante et omniprésente. Ses dessins peuvent par exemple être roulés, puis pointés sur le mur. »

Pour Peter Soriano, cette fragilité agit également comme une métaphore : Nancy Spero a mis l’accent sur la relation entre la dureté d’une pensée et la fragilité du papier. Sans jouer la puissance masculine.



[1] Toutes les citations sont tirées d’entretiens et d’Emails échangés entre l’auteur et l’artiste, au mois de décembre 2010.

Allan McCollum. Des "Surrogate Paintings" au "Shapes Project": une inversion du processus de la répétition

Texte paru dans la Revue Dits n° 15, Grand Hornu, Musée des Arts Contemporains de la Communauté française de Belgique, automne-hiver 2010


« À l’origine, j’ai commencé à utiliser la production de masse à la fin des années 1960 comme une sorte de dispositif dramatique. Mais alors, j’ai commencé à me rendre compte qu’il y avait un dilemme intéressant simplement dans la manière dont je le décrivais. J’ai commencé à reconnaître que le but n’était pas simplement de savoir comment nous définissons ce qu’est un objet d’art, mais comment nous définissons ce que cela signifie être humain »[1].

Penser la question de la répétition dans le travail d’Allan McCollum, c’est aborder le paradoxe de l’invention d’une esthétique sérielle mettant en scène une très grande quantité d’œuvres dont chacune, par sa forme, sa taille ou sa couleur, est unique. En 1978, il inaugure la série des Surrogate Paintings. L’adjectif « surrogate » signifie « de substitution », « de remplacement ». Il implique une notion d’ersatz d’une chose existante. Pour l’artiste, il s’agit dans ces pièces de mimer le procès de la représentation, en lui refusant toute image, signe ou forme, au profit d’aplats monochromes. Les Surrogate Paintings imitent en effet l’aspect, le contour du tableau. Accrochées par séries très denses sur une grande surface des murs des galeries ou des musées, ces formes rectangulaires en bois et carton, peintes de manière uniforme avec plusieurs couches de peinture sont des simulacres de tableaux, avec leurs cadres, leurs maries-louises. Certaines, de couleur chaque fois différente, rejouent la question du monochrome. D’autres, parmi les séries qui l’ont rendu célèbre, distinguent au centre une partie noire. À travers ces deux options, deux processus différents sont convoqués : dans le premier cas, avec l’utilisation des couleurs et des formes différentes, la variété est en jeu. Dans le second, si la forme varie à chaque nouvelle pièce, c’est un dispositif de représentation, le tableau – et son absence, puisque seul le cadre est figuré – qui se trouve comme mis en scène. Le spectateur est invité à déplacer son regard depuis l’objet proprement dit vers ce qu’il désigne, un tableau absent – c’est-à-dire à penser les conditions de la perception des œuvres.

Vingt-cinq ans plus tard, en 2005, Allan McCollum inaugure une autre série d’œuvres en deux dimensions qui, bien que moins spectaculaire visuellement que les ensembles colorés d’objets dont il est coutumier, situe très précisément cette fois son travail comme une recherche de forme, liée aux questions de l’image, du signe et du tableau. Dans la série The Shapes Project, il implique le spectateur de manière plus directe encore. S’il est convoqué en tant que sujet percevant dans les Surrogate, c’est l’être humain qui devient l’élément de mesure de ce nouveau projet. L’artiste prévoit en effet de réaliser autant de formes que de personnes habitant sur la terre au moment du pic de population prévu en 2050, à savoir trente et un milliards. La dialectique de la différence et de la répétition[2], pour reprendre le titre de l’ouvrage de Gilles Deleuze, a été souvent soulignée à propos des séries de McCollum, en particulier par Craig Owens[3]. Le sujet qui nous intéresse concerne le passage chez lui d’une esthétique postmoderne liée au minimalisme vers quelque chose d’autre. Des Surrogate, de la réalisation de simulacres ou de « pseudo-peintures » comme il les nomme, il s’engage avec The Shapes Project dans un projet impliquant une réflexion sur la forme. Celle-ci, conçue de manière également mécanisée, se rapproche, dans cette série, des propositions de l’abstraction, dans ses énoncés les plus utopiques. D’une réflexion sur le procès de la représentation fondée sur la notion benjaminienne de reproductibilité des œuvres d’art, il bascule dans l’utopie pure. Cette visée semblait déjà en germe dans les Surrogate Paintings : “Le but n’était pas simplement de savoir comment nous définissons ce qu’est un objet d’art, mais comment nous définissons ce que cela signifie être humain”, déclare-t-il dans la citation placée en exergue.

Comment, d’une œuvre associant des questions relatives à la répétition et à la variation liées aux mécanismes de production de masse, se met en place une méditation de nature quasi romantique, nécessairement inachevée, qui allie une réflexion sur la forme et une quête mélancolique de la pièce manquante ?

Surrogate Paintings et Plaster Surrogates : de la représentation

Avec les Surrogate Paintings puis les Plaster Surrogates, débutés en 1982, moulés dans le gypse et peints avec différentes couches de peinture, Allan McCollum se situe clairement dans une esthétique héritée du minimalisme. Il décrit ses projets de manière précise : chez lui, la nature du processus adopté et sa description semblent premières. Son système combinatoire fondé sur un modèle défini comportant des variables de taille, de forme, de couleur peut évoquer les processus de création de Sol Lewitt, dans ses Wall Drawings notamment. Les énoncés de ce dernier décrivent le procédé à mettre en œuvre, qui peut être le choix de la ligne droite, le nombre de couleurs à utiliser, l’impératif de densité de la surface... Ceux-ci sont interprétés par des assistants. Hasard et subjectivité interviennent par conséquent dans le moment de la réalisation de l’œuvre, non dans sa conception. Chez McCollum, le programme défini[4] de manière simple peut également donner lieu à de multiples variations. Dans la description qu’il donne des Plaster Surrogates, il insiste sur la quantité de variables possibles : “Aux Plaster Surrogates avec des centres noirs sont donnés différentes couleurs et cadres : environ vingt tailles différentes ont été peintes dans environ cent quarante cadres colorés différents, qui ont été combinés avec environ une dizaine de couleurs différentes, dont chacune peut produire plusieurs milliers de Plaster Surrogates uniques.” [5]

En faisant le plus souvent appel à des assistants, les processus de production mis en place dans ses œuvres convoquent l’esthétique minimaliste. L’artiste s’y réfère également lorsqu’il appréhende la place du spectateur et s’intéresse à la notion de théâtralité. “Les œuvres nouvelles les plus intéressantes puisent dans l’œuvre même des rapports qu’elles transforment en fonction de l’espace, de la lumière et du champ de vision du spectateur. L’objet n’est qu’un des termes possibles, dans cette nouvelle esthétique. À certains égards, il est plus réflexif parce qu’il nous rend conscients d’appartenir au même espace que l’œuvre et multiplie ses rapports d’échelle[6], écrit à ce sujet Morris Louis. Pour Michael Fried, dans les travaux de certains artistes du minimalisme, le spectateur est non seulement convoqué mais il joue un rôle actif dans l’appréhension des œuvres d’art. Cette conception s’oppose selon lui à celle qui agit dans les peintures du XVIIIe siècle, définies comme des « systèmes clos sur eux-mêmes, indépendants de l’univers spectateur ». L’antithèse de l’absorbement est pour lui la théâtralité ou la « littéralité[7] » de ces œuvres, qu’il traduit notamment par une confusion entre leur espace proprement dit et l’espace réel.

Cependant, tout se passe comme si McCollum ne faisait que « mimer » ces œuvres, franchissant un pas vers la notion de « théâtralité » désignée par Fried. L’objet n’est nullement pensé par lui comme l’« un des termes possibles », comme chez Morris Louis. Les Surrogate et les Plaster Surrogates font au contraire de la peinture un objet. Ils pensent la représentation, l’équivalence des formes et des propositions artistiques au sein d’une société de marché. Le mot « mise en scène » apparaît très clairement dans le vocabulaire d’Allan McCollum, dès 1981 : “J’élabore une mise en scène dans laquelle je suis entouré de faux tableaux : pseudo-objets qui m’incitent à regarder un tableau, mais dont le rôle se limite à cela et à cela uniquement. Mes peintures et mes dessins n’ont pas de fonction propre – comment pourraient-ils en avoir une ? Ce ne sont que des représentations, des éléments de décor, des « Surrogate », et non de vrais tableaux... [8] Dans ces dispositifs, on assiste selon l’artiste à un déplacement du « pseudo-objet » vers ce qu’il désigne : un tableau absent. L’attitude du spectateur face aux œuvres fait alors l’objet de toutes les descriptions, de toutes les attentions. Elle répond à l’impératif théâtral et au « dispositif dramatique » mis en place dans son travail.

En 1992, précisant sa position concernant la théâtralité, dans un entretien avec Thomas Lawson, il déclare à propos des Surrogate Paintings : « Il y a donc aussi une motivation théâtrale, peut-être brechtienne, à travers laquelle je voulais que le spectateur soit consciemment rattrapé par l’acte de vouloir voir une peinture. En un sens, le contenu émotionnel de ces Surrogate Paintings engageait le désir de voir une peinture. J’essayais de déclencher ce désir en reproduisant le tableau entier dans lequel le spectateur aurait été excité de voir mais dans le même temps, sans assouvir ce désir, et donc, une fois encore, le spectateur serait rattrapé par l’expérience de ce désir. Je tentais d’isoler quelque chose concernant la nature de cette émotion. En ce sens, les Surrogate étaient figuratives pour moi : elles tentaient de représenter l’état d’esprit d’une personne regardant la peinture. Je ne pense pas qu’il soit abusif d’appeler cela « figuratif »” [9] . Le mot « representational », que nous traduisons par « figuratif », frappe concernant l’œuvre de McCollum. Il lie fondamentalement ce travail à l’esthétique du tableau. Pris au second degré, il implique une notion de prise de conscience, de « figuration » ou de représentation de l’acte de voir. Cette idée diffère cette fois encore de celles de la plupart des artistes minimalistes. McCollum transpose sa réflexion sur la perception des œuvres d’art vers leur appréhension. Il fait de ces simulacres de l’indifférenciation, de ces « pseudo-objets » comme il les nomme, des sortes d’objets de transition pour la rêverie et le désir.

Cette volonté de déplacement, voire de transfert de la « scène » représentée vers un lieu de spéculation mentale, confère à son travail toute sa singularité. Ses séries semblent d’emblée fonctionner non seulement comme des ensembles d’objets, mais comme des signes ouvrant vers une réalité autre. Progressivement, son but semble en effet se déplacer d’une préoccupation concernant la reproduction en masse et les techniques de production, vers une utopie qui se soucie à la fois d’intégrer la question de l’humain et de repenser les conditions de la création plastique.

The Shapes Project : chercher une forme

La dialectique de la répétition et de l’unicité se rejoue de manière beaucoup plus subtile encore dans la série The Shapes Project, « système permettant de créer une très grande quantité de formes uniques » débuté en 2005. Son modèle de construction n’est autre que la variété du genre humain : plus de 31 milliards de formes selon la spéculation poético-mathématique de l’artiste, soit un chiffre outrepassant largement le pic de population de 9 milliards 500 millions d’individus prévu en 2050 par les Nations Unies seront possiblement conçus par le modèle mis en place, c’est-à-dire “plus que ce dont la population pourrait avoir besoin”, dit-il. Les possibilités de variation de formes et la volonté d’unicité de chaque pièce sont sous-tendues par des moyens techniques ultrasophistiqués, mis en œuvre par un bien plus grand nombre d’assistants que dans les projets précédents. Jusqu’à 214 millions de formes sont potentiellement appréhendées par l’artiste, au moins sur le plan théorique : “Les « Shapes » ont été créées par des fichiers de trajectoires d’ordinateur et peuvent être produites de cent façons : dessinées ou sculptées à la main ; ou imprimées graphiquement comme des silhouettes ou des contours, dans toutes les tailles, couleurs ou textures, utilisant toute la variété des logiciels graphiques ; ou les fichiers par des machines de prototypage rapide et des ordinateurs de type « computer-numerically-control » (CNC) – comme des routeurs, des lasers – pour construire, sculpter, ou couper les formes en bois, en plastique, en métal et autres matériaux. Les « Shapes » sont aussi ouvertes à d’autres possibilités et moyens, dans l’espoir que les gens les utiliseront de beaucoup de manières différentes.[10]

L’inscription du travail de McCollum dans des procédés de production de masse ne l’empêche pas de se situer à l’encontre de toute standardisation. La série The Shapes Project inverse en effet le processus de la répétition. Bien qu’elle soit issue d’un moyen de reproduction technologique, chaque pièce est construite comme un élément de différenciation avec l’autre. Il précise : “Contrairement aux erreurs qui ont été faites dans certains articles de presse, les formes de McCollum ne sont pas « générées » sur un ordinateur avec un programme inventé ou écrit. Chaque forme est laborieusement créée par l’artiste en utilisant Adobe Illustrator – un programme graphique commun, d’utilisation quotidienne – en dessinant de petites formes, en les coupant et en collant en plus grandes formes, à leur tour coupées et collées en plus grandes formes et ainsi de suite, le tout en suivant un protocole écrit à l’avance pour éviter toute répétition. La première exposition en 2006 a nécessité deux ans de production.” [11]

L’artiste va au-delà d’une attente d’attitude phénoménologique de la part du spectateur. Son vocabulaire est surprenant : il parle de « convenir » à chacun et se soucie de l’appropriation des œuvres. En adaptant son projet à la diversité du genre humain, il franchit un pas dans son désir utopique, grâce à une méthode qui peut évoquer le brassage des gènes dans le génome humain. Afin de construire ses « shapes », il a en effet déterminé de quatre à six formes de base, chacune pouvant être accolées les unes aux autres de multiples manières pour former une silhouette unique. Ainsi, les possibilités de combinatoires de ces formes convexes, concaves, comportant de nombreuses lignes et courbes, sont innombrables.

Ces « shapes » semblent avoir oublié la question du décor et du « figuratif » (« representational ») pour se concentrer, à l’intérieur du cadre, sur la recherche de formes abstraites. Avec ce projet, McCollum retrouve les versants utopiques de l’abstraction, soucieux d’adapter un projet formel à une visée sociale. De nature non représentative, ces formes peuvent cependant évoquer de nombreux éléments de la nature. L’artiste a en effet laissé de côté le rectangle pour se concentrer sur des lignes beaucoup plus organiques, qui rappellent davantage celles des empreintes de dinosaures ou du Dog from Pompéi[12] que celles des Surrogate, dont elles reprennent pourtant sensiblement le format. En suivant une autre tendance présente dans l’abstraction, il renoue avec le réel : il lui emprunte ses images et tente d’adapter son projet aux échelles vertigineuses du monde actuel.

Ainsi, oubliant la forme générique, il crée désormais des signes plastiques : des éléments visuels faisant l’objet d’un choix, devant « convenir » à une pensée développée à l’aide de formes. Impossibles à distinguer dans leur unicité, ces œuvres sont généralement vendues par lots de 144, reprenant le nombre de variables possibles de chacune des parties. Elles semblent traduire en formes les spéculations propres aux Surrogate. Alors que ces dernières constituaient un décor destiné à penser les conditions de la perception, The Shapes Project pousse à leur plus haut degré de sophistication les réflexions de l’artiste sur les possibles de la vision. Il leur donne une existence physique, à l’échelle de la diversité des êtres.

Dans une époque postmoderne, cette proposition nous montre ce que peut encore être une utopie. En adoptant l’échelle vertigineuse du nombre d’habitants de la terre, elle tente d’adapter de manière un peu folle les impératifs de forme propre à la pensée de l’abstraction, à la psychologie humaine.

Poétique de l’inachèvement

Allan McCollum développe un paradoxe. Si toutes ses pièces impliquent la mise en place d’un processus spécifique de production, elles l’engagent chaque fois dans une attitude romantique de vouloir lutter contre le temps, en faisant de l’inachèvement un principe. Ses œuvres, qui prennent l’aspect de collections, luttent contre la pièce manquante. Dans The Shapes Project, il va aux limites de ce que le cerveau humain peut concevoir, de ce que l’œil humain peut désirer voir. Se situant aux limites, son projet sera toujours voué à l’inachèvement.

L’artiste est véritablement un collectionneur de formes : il crée des ensembles dont la totalité reste toujours en devenir. Tout en fabriquant de l’utopie et en s’inscrivant dans une histoire héritée du minimalisme, il invente de nouveaux possibles pour l’abstraction, entre recherche de forme et lieu pour la spéculation et la pensée.

Marion Daniel

Marion Daniel est née en 1978. Elle est critique d’art, commissaire d’expositions et docteur en littérature française.



[1] « Interview with Thomas Lawson », in : Allan McCollum, Los Angeles, A. R. T. Press, 1996, p. 17 : “I originally began using mass production in the late sixties as a kind of dramatic device. But then I began to realize that this was an interesting dilemma in the way I just described it. [...] I began to recognize that the issue isn’t simply how we define what an art object is but how we define what it means to be human.

[2] Gilles Deleuze, Différence et répétition (1968), Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

[3] Craig Owen, « Allan McCollum Repetition & Difference », in : Art in America, septembre 1983.

[4] Allan McCollum, « Description of the series », website http://www.allanmccollum.net : “The Surrogate Paintings are made from wood and museum board, glued and pressed together, and painted all over with many coats of paint. Each Surrogate Painting is unique in size”.

[5] Ibid., « Plaster Surrogates with black centers are given different colored mats and frames: around 20 different sizes of Plaster Surrogates have been painted with around 140 different frame colors, which have been combined with around a dozen different mat colors, which can produce many thousands of unique Plaster Surrogates. »

[6] Morris Louis, cité par Michael Fried, Contre la théâtralité, Du minimalisme à la photographie contemporaine, Gallimard, NRF Essais, 2007, trad. fr. Fabienne Durand-Bogaert, p. 120.

[7] Michael Fried, op. cit.

[8] Cité par Pierre Sterckx, « Christian Eckart et Allan McCollum : avatars actuels du monochrome », in : Art Studio n°16, 1990, p. 136.

[9] Allan McCollum, website : Also there was a theatrical motivation, maybe a Brechtian motivation, in which I wanted the viewer to be self-consciously caught up by the act of wanting to see a picture. So in a sense, the emotional content of these « surrogate paintings » involved the desire to look at a picture. I was trying to trigger that desire by reproducing the entire tableau within which the viewer would be aroused to desire a picture, but at the same time, not fulfilling that desire, so that, again, the viewer would be caught in the act of experiencing this desire. There was something about what that emotion represents that I was trying to isolate. In that sense, the Surrogate Paintings were representational to me : they attempted to mirror the mind-set of the person looking at the painting. I don’t think it’s reaching to call that representational. Interview avec Thomas Lawson, 1992, in : Allan McCollum, Los Angeles, A. R. T. Press, 1996.

[10] Allan McCollum, « Description of the series » website : “The Shapes are being created as computer 'vector' files, and can be produced in hundreds of ways: drawn or sculpted by hand; or printed graphically as silhouettes or outlines, in any size, color or texture, using all varieties of graphics software; or the files can be used by rapid prototyping machines and computer-numerically-controlled (CNC) equipment – such as routers, laser and waterjet cutters to build, carve, or cut the Shapes from wood, plastic, metal, stone, and other materials. The Shapes are also being made available to others, with the hope that people will come up with many interesting ways to use them.

[11] Cité par Jill Gasparina, « L’art à une échelle de masse », 20/27, revue de textes critiques sur l’art, n° 2, 2008.

[12] Séries commencées respectivement en 1997 et 1991.