mardi 17 septembre 2013

Chroniques baroques. Christelle Familiari, Michel Gouéry, Dominique Liquois

Texte publié dans le cadre de l'exposition organisée à L'H du Siège à Valenciennes du 14 septembre au 27 octobre 2013.


Chroniques baroques rassemble les œuvres de trois artistes : Christelle Familiari, Michel Gouéry et Dominique Liquois. Cette exposition met en regard et en conflit trois approches très différentes qui tissent à leur manière la trame des histoires et les lignes d’un décor tout en exubérances, oppositions, tensions visuelles et sémantiques. Quel sens cela a-t-il de reprendre aujourd’hui le mot « baroque », qui a désigné une période précise de l’histoire ? Le XVIIème siècle est une époque de crise profonde. Le refus de la pureté au profit de la fiction y gagne toute sa place dans les arts. Les formes issues de l’imagination sont non seulement acceptées comme ayant une réalité, mais les images en elles-mêmes sont largement revalorisées. Notre époque connaît également, dans de nombreux domaines, une crise qui, après une période moderniste ayant largement privilégié la pureté, encourage la fiction. Les pratiques de ces trois artistes sont baroques au sens où tout y prolifère. Ici le baroque s’entend au sens de l’irrégularité et de l’anomalie de la perle « barrueco ». Ce mot désigne ce qui n’appartient pas à un seul style, se situe du côté de l’hétérogénéité et des mixages et n’est pas directement identifiable. Il s’emploie également comme une manière d’organiser un rapport au monde. Il induit en effet l’absence de principe ou de modèle unique régissant tous les phénomènes pour lui opposer des visions complexes, multiples. Enfin, et c’est un point important concernant trois personnes qui travaillent en étroite relation avec l’espace, le baroque est pictural : il crée des surfaces en extension, des compositions par associations de formes et par emboîtements.
Rassemblés dans Chroniques baroques, Christelle Familiari, Dominique Liquois et Michel Gouéry proposent des récits à plusieurs voix. La chronique est une forme de récit, elle relate un événement à une période donnée. On parle de maladie chronique, de contamination chronique. Une contamination que l’on retrouve chez ces trois artistes, qui préfèrent la démesure à la mesure, multiplient et dissocient les formes, créent de vastes associations d’objets et d’idées. Ils nous engagent à une autre manière de penser, en délimitant des fils à suivre, à éviter ou contourner : maillages, nœuds, ensembles que l’on peut difficilement démêler, créant une complexité. Avec Étendue (2004-2013), Christelle Familiari présente une surface de fils de fer gaînés blancs entièrement crochetés au sol, comme un vaste entrelacs sans fin. À l’aide de structures existantes agencées les unes aux autres, elle crée un tissu sur les bords duquel nous sommes invités à nous déplacer, traçant ainsi les lignes d’une déambulation dans l’espace. La dimension de tactilité est à l’œuvre dans tout son travail, depuis ses Objets en laine conçus pour des corps des années 1990 jusqu’aux objets en terre façonnés, malaxés, adoptant ses propres empreintes qu’elle réalise aujourd’hui. Étendue, pièce conçue par la main mais aussi adaptée pour le déplacement du corps, reprend le motif du tissage à très grande échelle : un tissage devenant une véritable surface en expansion. À travers ses jeux entre tissus et peinture, nés après des années de vie au Mexique, Dominique Liquois cultive un goût pour l’art populaire, les réseaux et processus mentaux d’associations d’images et d’idées. Avec les peintures réalisées en 2012-2013 juxtaposées en ensembles, auxquelles répondent des séries d’objets présentés dans l’exposition, elle reprend le principe initié depuis de nombreuses années d’une peinture d’inspiration géométrique très colorée contrebalancée par des extensions de tissus rembourrés à motifs bariolés. Tout s’y organise en tension et création de réseaux multiples de lignes biomorphiques, courbes ou déviées. Michel Gouéry développe un même intérêt pour les structures hétérogènes dans son Maillage grotesque, approche sans concession d’une étrangeté tout en plis, volutes et monstres à plusieurs têtes. En 2004, il quitte une pratique de peinture qu’il avait depuis les années 1990 pour se consacrer exclusivement à la sculpture : une sculpture complexe, faite d’agrégations de motifs d’inspiration mexicaine ou égyptienne, dans des mixages absolument libres. Viscères, cœur, anus, pénis, visages moulés de quelques amis insérés de manière récurrente comme des figures rémanentes, tout chez Michel Gouéry s’agence comme dans un réseau s’associations sans fin. La pièce Maillage grotesque est significative à cet égard ; constituée de petites pièces séparées amalgamées en réseaux muraux, elle déploie dans la verticalité du mur et sur sa longueur sa propre méthode de travail : procéder par assemblage et agrégation de formes. Un récit d’associations se met alors en place.
Pourquoi, relativement à ces propositions, parler de récit ? Ces trois pratiques produisent du récit car elles parlent un peu trop fort et effraient parfois. Elles se situent à l’exact opposé du modernisme qui a précisément refusé le récit. Ici, les formes, les géographies et les temps sont mêlés. Ces œuvres proposent une très grande liberté de ton. Elles pensent l’hétérogénéité et le mixage, ce que l’on ne peut pas nommer aisément par un seul nom ou qui n’en a pas encore comme un possible et comme une force, faisant de l’affirmation d’identités multiples une question politique sans pour autant se présenter en propositions des « marges ». Irrégulières et hybrides, telles sont les pratiques des trois artistes rassemblés dans cette exposition. L’hybridité est inhérente aux œuvres de Dominique Liquois avec ses peintures agrégées à des tissus et de Michel Gouéry, dans ses sculptures à plusieurs têtes, bouches-anus et totems constitués de visages auxquels sont adjoints des pieds. Il existe aussi une hybridation des genres et des formes chez Christelle Familiari, dont on peine à nommer la pratique : à propos de sa sculpture entièrement faite de fils de fer, elle parle de dessin. C’est en effet une structure à partir de laquelle elle peut tracer des lignes et organiser la surface du sol. Du côté de Dominique Liquois, les genres sont aussi rejoués. Entre peinture et objet, ses œuvres ajoutent des protubérances que certains désignent comme étranges, d’autres allant parfois jusqu’à les qualifier de dégoûtantes. Si ses formes peuvent souvent être nommées, leur association refuse de réconcilier les contraires. En 2010, une exposition de Dominique Liquois organisée à la galerie Camille Lambert à Juvisy-sur-Orge s’intitulait « Conflicto barroco ». Le baroque est dépareillé débraillé. L’Unheimlich ou inquiétante étrangeté, selon Freud, est le sentiment étrange mêlant à la fois le familier ou reconnaissable à  l’irreconnaissable. Cette impression surgit face aux œuvres des trois artistes. Celles de Michel Gouéry tiennent quant à elles d’objets complexes : entre sculptures votives ou saints guérisseurs bretons et grotesques latins de la Domus Aurea.
Dans l’exposition, le principe d’assemblage et d’agrégation se retrouve dans la confrontation des trois œuvres. Chacun des artistes procède par expansion : Étendue de Christelle Familiari se répand dans tout l’espace et vient se loger au plus près des œuvres des deux autres. Michel Gouéry lui répond à son tour en plaçant ses personnages au cœur de l’espace tandis qu’il engage un jeu de contamination réciproque avec Dominique Liquois. Ainsi, le débordement se fait au-delà des limites physiques de l’œuvre, chacune venant à la fois empiéter et se nourrir de l’autre. Ces trois artistes ne sont pas en premier lieu des peintres mais leur pratique est définitivement picturale : une peinture mélangée chez Dominique Liquois, une pratique de peinture qui correspond à une activité plus ancienne chez Michel Gouéry. Christelle Familiari, de son côté, est sculptrice mais elle pense en termes de lignes qui, assemblées, créent d’immenses surfaces de couleur.
Dans les dix dernières années de sa vie, Jacques Lacan a parlé de nœud borroméen, une structure qui associe trois cercles entrelacés représentant le réel, l’imaginaire et le symbolique. Pour les dénouer, nous apprend la pratique psychanalytique, il faut d’abord emmêler davantage ses propres structures de pensée. C’est ce à quoi nous invitent les trois artistes confrontés dans l’exposition, à travers ces réalisations bien réelles, faites à l’échelle d’un lieu, proposant à partir d’imaginaires très denses des projections faites d’humour et d’absence d’esprit de sérieux.

Marion Daniel
Paris, le 18 juillet 2013

Christelle Familiari est née en 1972 à Niort. Elle vit et travaille à Paris.
Michel Gouéry est né en 1959 à Rennes. Il vit et travaille à Bagnolet.
Dominique Liquois est née en 1957 à Talence. Elle vit et travaille à Paris.

vendredi 12 juillet 2013

Dépaysement systématique. Nicolas Guiet, Aurélie Sement, Olivier Soulerin, Marion Robin, Elsa Tomkowiak, Jorinde Voigt


Exposition présentée du 22 juin au 27 juillet 2013 à la galerie Jean Fournier, Paris, dans le cadre de Nouvelles vagues (Palais de Tokyo). Commissaire : Marion Daniel

Dépaysement systématique : l’expression d’André Breton fait allusion au procédé consistant à assembler et déplacer les formes pour créer un espace autre. « Accouplement de deux réalités  a priori inaccouplables sur un plan qui en apparence ne leur convient pas », précise Max Ernst dans Au-delà de la peinture. Pensé comme un immense collage à l’échelle d’une exposition, ce projet questionne les processus de création chez six artistes. Par des mécaniques de répétition ou l’utilisation d’algorithmes, chacun crée des systèmes dynamiques donnant naissance à de nouveaux espaces. Une autre appréhension du réel est en jeu dans ces œuvres qui, assemblées, provoquent le dépaysement, conçu ici comme une transformation radicale des lieux investis. Exposant son cheminement, chaque artiste est invité à montrer ce qui constitue le hors-champ de son travail, présentant à travers notes, dessins, photographies, en regard d’une réalisation, un paysage en construction. 
« Chercher une structure ou des moyens de notations qui se comportent de la manière la plus vivante possible », écrit Jorinde Voigt (née en 1977, vit et travaille à Berlin) définissant sa démarche. À l’aide d’algorithmes, elle conçoit des partitions au sens d’une écriture processuelle. Ses œuvres figurent des modèles dynamiques d’espaces. De leur côté, les interventions de Marion Robin (née en 1981, vit et travaille à Clermont-Ferrand) se font in situ. Nul programme préconçu : l’idée s’invente au contact du lieu. Entre espaces mentaux et physiques, ses projets, portant l’attention sur des détails infimes du réel, en proposent des perceptions décalées.
Avec ses espaces-maquettes filmés, Aurélie Sement (née en 1981, vit et travaille à Rouen) propose une vision singulière de l’architecture à travers jeux d’échelles et modifications de points de vue. Vidéaste, elle filme la rythmique des gestes, envisageant son travail comme un espace en construction. Olivier Soulerin (né en 1973, vit et travaille en région parisienne) développe une approche singulière du registre quotidien. Volumes sériels s’échafaudant plan par plan et photographies s’associent dans un travail qui mêle aux œuvres leur hors-champ.
Comme un architecte dont le matériau serait la peinture, Nicolas Guiet (né en 1976, vit et travaille à Paris) agence les éléments de son vocabulaire, déplaçant progressivement par le dessin formes et couleurs, qu’il replante ensuite dans l’espace. Il essaie plusieurs positionnement de ses œuvres, formant un tableau à partir de projections de formes dans l’espace. Enfin, Elsa Tomkowiak (née en 1981, vit et travaille à Nantes) transforme fondamentalement l’espace par l’énergie pure de sa peinture, qu’elle agence de façon musicale par strates de matières colorées. Viscéralement liées à l’espace, ses structures produisent une vaste partition spatiale, pensée comme une improvisation.




jeudi 4 juillet 2013

Les riches heures de Jean Bonichon

Texte paru sur le site du collectif r : www.collectifr.fr


Penser des traductions poétiques en objets, telle pourrait être une façon de nommer la mécanique à l’œuvre chez Jean Bonichon. Un Prix de la ville de Nantes en 2011, une exposition à la Bibliothèque Universitaire d’Angers puis à la galerie du Haut Pavé en 2013 mais aussi des projets collectifs lui ont permis de montrer beaucoup d’œuvres récentes. Dans l’exposition à l’Atelier de la Ville de Nantes en 2012, il présente une série de pièces du « bestiaire inadapté », situées entre fait-main et ready-made. Pour Jean Bonichon, le ready-made ou l’objet trouvé est ce qui apporte de la narration. Objet qui vient de quelque part et a vécu quelque part, il fonctionne sur le principe du déplacement. Dans son glissement d’un contexte dans un autre, il est lourd d’une mémoire : on lui octroie toujours un nom. Légers, les objets de Jean Bonichon font pourtant « le poids », comme le préconise Francis Ponge. Loin d’être de simples émanations ou des machines à produire des images, ils se situent dans une juste position entre matérialité et langage.
Sur ce va-et-vient entre objet et langage, Jean Bonichon fonde toute sa poétique. Il inaugure une esthétique du fragment : ainsi dans son « bestiaire inadapté », une Croisière blanche (2012), large plaque de tôle sur laquelle il installe des moulages de cornes de rhinocéros, mémoires de bêtes engluées dans une fausse embarcation dont il ne resterait que des masques en plâtre. Peau de chagrin associe un travail sur la brillance d’un matériau – une baignoire – à un corps sectionné d’ours, engageant une réflexion sur « le devenir des ours » : un devenir-peau de chagrin. La théorie de la reine bouge détourne celle de la reine rouge reprise par Lewis Carroll : « Nous courons pour rester à notre place » devient un jeu de croquet surélevé, sur une table dont les pieds sont ceux de grands oiseaux. Chez Jean Bonichon, ces nouveaux bestiaires, tout comme Alice au pays des merveilles, ne sont pas lus dans une version édulcorée : ce ne sont pas des livres pour enfants mais des œuvres métaphoriques, critiques de leur époque. Des chroniques animalières à faire pâlir les perce-oreilles, bourdons et autres insectes des Grandes Heures d’Anne de Bretagne d’un Jean Bourdichon.
Jeu de balle interdit perce un ballon de basket à l’aide d’une défense d’éléphant, une façon, encore, de penser le monde sous la forme d’une chaîne de signifiants qui s’agencent les uns aux autres, en inventant des histoires. Mets tes bonichons, tu vas prendre froid ! rejoue sous une autre forme une esthétique du fragment. Souvenirs surréalistes, ce sont des sculptures de mains sur lesquelles sont enfilés de petits gants. Rappelons que Bonichon veut simplement dire « petits bonnets », n’en déplaise à ceux qui chercheraient à ce nom une autre définition. Jean Bonichon articule des jeux de mots en objets. Il tient d’un Magritte qui aurait rencontré Raymond Hains. Comme Magritte, il pense que tout ne se réduit pas aux mots, que les mots et les images ne coïncident jamais. C’est sur cet écart qu’il fonde tout son travail. Proche de celui d’un Raymond Hains, aussi, tout son univers se pense sous forme d’interprétations multiples fondées sur des rencontres d’objets et des combinatoires de hasards. Des objets-performances ou objets-sculptures grâce auxquels il organise son rapport au monde. À la « rencontre fortuite d’un fer à repasser et d’un parapluie sur une table de dissection » il donne une forme, qu’il repasse ensuite au crible du langage, non seulement à travers ses titres mais dans l’association incongrue d’images. Comment transcrire un univers mental en objets, c’est aussi ce qui intéressait Raymond Hains, en allant du côté du calembour visuel. Jean Bonichon réalise aussi beaucoup de vidéos. Dans l’une d’entre elles, il sabre le champagne en plaçant une bouteille sur une machine à laver en marche. Nommer ses images nous mène invariablement à créer malgré soi du non-sens. Un humour anglais mêlé à un humour belge, le tout secoué jusqu’à ce qu’en émane une formule. 
Pour l’exposition L’éveil des sakura – les sakura sont des cerisiers ornementaux au Japon – il crée des images fortes, dont cette culotte de géant peinte, flottant au dessus des Terres rouges. On y retrouve le motif des bottes, dans une autre pièce engluées dans une plaque d’étain, cette fois juchées sur des briques. Un Bonzaï-bondage, harnaché par une corde et entouré d’un parallélépipède en forme de grille, tient à la fois de l’objet potache et de la sculpture minimaliste. Le sens est chez lui ce qui se découvre à première vue puis se niche et se travaille dans des formes beaucoup plus complexes qu’elles n’y paraissent. À plusieurs reprises, il crée des réalisations sensibles en étain, notamment Nuages d’étain, plaques dont les anfractuosités font apparaître des images : une fois de plus, la sensibilité au matériau fait naître l’œuvre. Tout se passe toujours comme si, chez Jean Bonichon, c’est en tentant de nommer ce que l’on voit que survient le sens. Il est question, chez lui, de tester les limites du langage en proposant des détours par la forme et la matière. Des détours-détournements par associations incongrues ou par agencements, jamais forcés.

Marion Daniel
Paris, 4 mai 2013

mercredi 10 avril 2013

Poétique d'objets



Texte publié dans Poétique d’objets, Lieu d'Art et Action Contemporaine, Dunkerque, Éditions Dilecta, mars 2013.
Commissariat de l’exposition au LAAC (6 avril-15 septembre 2013) et direction de publication : Marion Daniel

« Si l’on saisit toute création artistique comme une libre manifestation de la pensée, les “ready-made” sont plus proches de l’art que la plupart des tableaux et des sculptures qui ont été produits depuis 1910. Ils permettent en effet de se rendre “présents aux choses tout en s’en éloignant d’une distance infinie”. Ils obligent le regardeur à se situer dans la pensée, à ne saisir qu’elle au moment où l’on saisit l’objet[1]. »

Lieux de pensée, lieux pour la pensée : tels sont les objets pour les artistes qui les ont investis à partir du début du xxe siècle. En 1962, François Mathey demande à Francis Ponge d’écrire un texte pour le catalogue de l’exposition « Antagonismes 2. L’objet » au musée des Arts décoratifs. Il y publie « L’objet, c’est la poétique ». Dans un esprit à la fois précurseur et reflet d’une époque, l’exposition invite des sculpteurs à présenter leur travail. Injonction leur est faite non pas de travailler à partir d’objets existants mais d’inventer de nouveaux objets. Des artistes aussi différents que César, Nadine Effront mais aussi Yves Klein ou l’écrivain Brion Gysin y présentent divers travaux. L’ensemble propose une réflexion sur l’œuvre d’art en tant qu’objet susceptible de s’insérer dans notre paysage quotidien. Nul besoin de créer de nouveaux objets pour les artistes réunis deux ans auparavant par Pierre Restany autour du Manifeste du Nouveau Réalisme, publié le 27 octobre 1960 et signé dans un premier temps par Arman, François Dufrêne, Raymond Hains, Yves Klein, Jean Tinguely, Daniel Spoerri et Jacques Villeglé. « Nouveau réalisme = nouvelles approches perceptives du réel » écrit Restany. Sa réflexion est fondamentale pour penser tout l’art des années 1960 et celui qui suit. Ce qui intéresse les artistes du Nouveau Réalisme, c’est de s’inscrire littéralement dans le réel en s’appropriant affiches pour Hains et Villeglé, voitures pour César ou Arman, machines pour Tinguely, objets de toutes sortes pour Arman etc., afin de mieux les détourner. Entre esthétique ready-made – selon la définition de Breton, un « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste[2] », qui le déplace d’un contexte dans un autre – et principe de l’assemblage et du détournement, ils prélèvent, décollent, accumulent, agencent, compressent des objets du quotidien. Le point de vue esthétique et théorique défendu par Restany se double d’une vision sociologique de l’art, développant un discours sur les œuvres inédit jusqu’alors.
Mise en relation avec les œuvres réalisées durant ces années, la réflexion de Francis Ponge prend tout son sens. « L’homme est un drôle de corps, qui n’a pas son centre de gravité en lui-même. », écrit-il. « Il lui faut un objet, qui l’affecte[3]. » Objets d’affection ou d’affectation, que l’on aime ou que l’on reçoit, les objets de Ponge constituent des bornes où s’appuyer, des « points d’amarrage ». Pour lui, chaque artiste construit son temple domestique composé d’objets qui forment son décor, son entourage. Les objets ne sont pas les choses. Tandis que celles-ci se conçoivent « compte tenu des mots », qu’elles sont prises à charge par le langage, les objets sont ce qui entoure l’homme et ce dont il doit s’emparer afin qu’il puisse opérer sa métamorphose. Cette métamorphose, chez le poète, qu’elle ait lieu sous la forme d’un texte ou d’œuvres plastiques, donne naissance à des objets de création et de pensée. Gérard Farasse l’a parfaitement montré dans son texte[4]. L’objet comme matière et lieu de création : dans une filiation avec la pensée de Ponge, tel est le sujet de l’exposition et du livre Poétique d’objets.
Ouvrir ce projet par un texte de poète oriente de façon définitive sa réflexion vers une poétique. J’emploie le terme de poétique au sens, défini par Paul Valéry, d’étude des processus de création. Penser la poétique c’est examiner les processus de fabrication des œuvres. « Poétique d’objets » s’interroge donc sur la manière dont s’associent ou se disjoignent les objets réels ou manufacturés dans l’utilisation qu’en font les artistes. S’y engage une réflexion sur leurs modes d’agencement et d’énonciation dans les années 1960 et 1970 et sur les échos que cette réflexion continue d’avoir de nos jours. Elle prend à la fois la forme d’une exposition et d’un livre, tous deux envisagés de manière complémentaire. La poétique s’entend aussi au sens de l’étude d’une poésie, d’un art poétique. L’association proposée dans « Poétique d’objets » entre objet et poétique prend tout son sens durant ces années 1960 et 1970, où l’objet se trouve dans une relation étroite avec le langage. C’est vers lui qu’il tend et en lui, parfois, qu’il se transforme. Le principe de métamorphose des objets par le langage devient fondamental : chez les artistes du Pop Art, l’objet est poétisé ; chez les nouveaux réalistes, il implique une mémoire, un rapport d’histoire parfois fictionnel, comme chez Raymond Hains. Pour les artistes Fluxus enfin, il est le témoin d’une réconciliation entre l’art et la vie et n’existe que dans sa relation à des énoncés, des textes ou des partitions. Poétique et politique, la relation des artistes aux objets dans ces années semble moins viser à dénoncer une société de consommation qu’à organiser à travers eux un rapport au monde. L’objet manufacturé apparaît dans les œuvres d’art dès les années 1910, à la fois comme signe de modernité chez les artistes cubistes, mais aussi comme introduction d’un autre rapport au réel, chez Kurt Schwitters par exemple. Introduire les objets manufacturés permet, après Marcel Duchamp, Kurt Schwitters ou Robert Rauschenberg, de déplacer radicalement le statut de l’œuvre et la vision de celle-ci. La poétique, enfin, s’appréhende au sens où l’ont entendu les curateurs de la 30e Biennale de Sao Paulo en 2012, intitulée The Imminence of Poetics. La poétique (Poetics) désigne pour eux l’ensemble des déclarations ou énonciations d’actes artistiques donnés. Pourquoi réfléchir aujourd’hui à une poétique des objets aux xxe et xxie siècles ? Comment s’articulent ces deux termes ? Qu’est-ce qui se joue dans leur énonciation ? Ni chronologique ni anhistorique, l’exposition « Poétique d’objets » propose un parcours à travers différents processus d’agencement et de mises en situation des objets aux xxe et xxie siècles. Ancrée dans les années 1960 et 1970 et sur les problématiques qui agitent les débats esthétiques à cette époque, elle propose un regard rétrospectif à partir de ces années vers le début du xxe siècle mais aussi prospectif, jusqu’à nos jours.
Qu’est-ce qu’un objet ? « On parle implicitement de l’objet, écrit Lacan, chaque fois qu’entre en jeu la notion de réalité[5]. » Objet réel, halluciné, transitionnel : en psychanalyse, l’objet est ce à quoi se confronte le sujet pour construire sa notion de la réalité. Qu’il soit objet de manque ou objet-fétiche, « L’objet se présente d’abord comme une quête de l’objet perdu. […] L’objet est toujours l’objet retrouvé, l’objet pris lui-même dans une quête, qui s’oppose de la façon la plus catégorique à la notion du sujet autonome, à laquelle aboutit l’idée de l’objet achevant[6] », poursuit Lacan.
Le point de vue adopté dans ce texte n’est pas psychanalytique. Cependant, la nature des relations des artistes aux objets est ce qui nous intéresse. Quelle relation entretiennent-ils avec eux ? L’objet constitue-t-il, comme le sous-entend le discours de Lacan, le lieu d’une quête ou d’une recherche infinie mais aussi une sorte de complément contraint du sujet, qui s’oppose à sa propre réalisation, à sa propre autonomie ? Dans une seconde définition donnée par Lacan, « il y a la notion de l’objet qui se réduit en fin de compte au réel[7] ». Plus proche de cette définition, « Poétique d’objets » se penche sur la manière dont les artistes organisent à travers les objets du monde leur relation au réel : objets produits par un monde industrialisé, multipliés, absolument reproductibles, dont les fonctions sont vouées à s’user ou à disparaître ; objets usuels trop nombreux, encombrants, ineptes ; amas d’objets devenus inutiles ou superflus dans une société du surplus. Dans les années 1960, la société de consommation intéresse philosophes et sociologues. Aujourd’hui, ces mêmes personnes pensent dans un contexte écologique la surconsommation, le surplus mais aussi le recyclage. Certains engagent des pensées de la décroissance. Face à un monde de l’« obsolescence programmée », serions-nous pris à rêver à nouveau d’un monde sans objet, au sens métaphysique où l’a pensé Malevitch ? Entre la quête impossible de l’objet perdu définie par Lacan et un profond ancrage dans le réel – l’objet sur fond de réalité –, comment les artistes se positionnent-ils ?
La question de la frontière entre objet et objet d’art se pose à chaque instant. Un tableau est un objet, une sculpture aussi. Recouverte d’un brumisateur d’odeurs, la seule toile présente dans l’exposition, L’Odeur est une chose qui ne se voit pas, de Présence Panchounette, est présentée en tant que croûte malodorante. Cynique, la réflexion de Présence Panchounette propose un prolongement de celle de Duchamp qui donne cette définition du « ready-made réciproque » : « se servir d’un Rembrandt comme d’une planche à repasser[8] ». L’objet d’art, l’objet tableau, redevient non seulement chez Présence Panchounette objet usuel mais aussi objet de dégoût. Cette réflexion prend sens dans le contexte des années 1960, où l’objet manufacturé refait son apparition. Fin du Surréalisme, début du Pop Art, Nouveau Réalisme, création de Fluxus puis du groupe des Objecteurs[9], tous ces groupes ou mouvements se côtoient presque au même moment et font intervenir l’objet réel suivant des paradigmes et des poétiques très différents.
Certaines manifestations les rassemblent pourtant. Ainsi, en 1960, André Breton et Marcel Duchamp organisent à New York, à la Galerie D’Arcy, l’exposition « Surrealist Intrusion in the Enchanter’s Domain ». Parmi une liste très importante, à côté d’artistes du premier surréalisme tels Bellmer, Brauner, Miró, Magritte ou Matta et d’artistes ayant appartenu à Dada comme Picabia et Duchamp, figurent des artistes de l’art brut (Aloïse), Joseph Cornell mais aussi Robert Rauschenberg et Jasper Johns. En couverture, Duchamp réalise en couleur et en relief la figure de la carotte des tabacs français. Le « domaine de l’enchanteur » évoqué dans le titre renvoie au réel trivial de l’enseigne des bureaux de tabac, insérée de manière incongrue à la fois dans l’affiche et l’exposition. L’acte poétique « de l’enchanteur » consiste donc dans le déplacement d’un lieu et d’un état à l’autre. Association du ready-made, de l’esprit surréaliste et des débuts du Pop Art, cette exposition croise à une même époque plusieurs courants de l’art souvent séparés. Dans une réflexion sur l’utilisation de l’objet aux xxe et xxie siècle, cette exposition de 1960 prend toute son importance. Hormis Schwitters, tous les artistes qui pensent l’utilisation de l’objet au xxe siècle y sont présents : Duchamp et ses ready-made ; Cornell – qui, pour Breton encore, à travers sa création de boîtes a « médité une expérience qui bouleverse les conventions d’usage des objets » ; Rauschenberg enfin qui, avec les Combine Paintings, invente une façon non orthodoxe de pratiquer la peinture dans une association avec les objets.
« Intrusion surréaliste dans le domaine de l’enchanteur » : l’expression est belle et si elle met l’accent sur une notion historiquement définie dans l’histoire de l’art – le surréalisme –, elle n’en désigne pas moins le principe de l’acte artistique comme enchantement ou mise au jour d’une réalité autre. Bien qu’orientée en direction d’une « surréalité », cette réflexion porte sur la manière dont peut s’organiser, à travers des principes de déformation, de déplacement ou de détournement, un autre rapport au réel. André Breton écrivait ainsi en 1936 dans un texte intitulé « La crise de l’objet » : « “Qu’est-ce, écrit M. Bachelard, que la croyance à la réalité, qu’est-ce que l’idée de réalité, quelle est la fonction métaphysique primordiale du réel ? C’est essentiellement la conviction qu’une entité dépasse son donné immédiat, ou, pour parler plus clairement, c’est la conviction que (c’est moi qui souligne) l’on trouvera plus de réel caché que dans le donné immédiat.” Une telle affirmation suffit à justifier d’une manière éclatante la démarche surréaliste tendant à provoquer une révolution totale de l’objet : action de le détourner de ses fins en lui accolant un nouveau nom et en le signant, qui entraîne la requalification par le choix (“ready-made” de Duchamp) ; […] de le reconstruire enfin de toutes pièces à partir d’éléments épars, pris dans le donné immédiat (objet surréaliste proprement dit). La perturbation et la déformation sont ici recherchées pour elles-mêmes, étant admis toutefois qu’on ne peut attendre d’elles que la rectification continue et vivante de la loi[10]. »
 Trouver « plus de réel caché que dans le donné immédiat » par un détournement des objets, tel est le credo surréaliste. Ainsi, « l’intrusion dans le domaine de l’enchanteur » se joue à travers de simples trouvailles d’objets, parfois détournées ou réinterprétées. Toujours présent dans les années 1960, ce credo surréaliste se double d’un credo post-Dada et Pop. Car dans les propositions faites par les artistes à cette époque, il est non seulement question de voir autrement le réel mais d’énoncer différemment les propositions artistiques, en déjouant les définitions classiques. Beaucoup d’œuvres des années 1960, très fragiles aujourd’hui au point d’être difficilement exposables, sont des œuvres-manifestes. Martial Raysse dans ses Oiseaux de paradis considère la légèreté, en déjouant les principes de poids. Comment les œuvres fragiles de ce dernier ou d’Hervé Télémaque (Territoire, 1968) parlent-elles de cette inscription radicale dans un temps et un espace donnés, comment énoncent-elles leur rapport au monde ? Le titre, « Poétique d’objets », joue sur l’ambiguïté possible entre les mots poétique et politique. Pour chaque pièce, la question politique est posée, non pas au sens d’un engagement en faveur d’idéologies mais de recherche délibérée d’autres formes de positionnement des œuvres. Comment l’ancrage politique assumé par les artistes de cette époque continue-t-il de résonner aujourd’hui ?
Toute réflexion sur les œuvres d’art utilisant les objets réels se fonde sur un paradoxe : la plupart des œuvres Fluxus, notamment, refusent le statut d’objet en tant que tel, ainsi que celui d’objet-marchandise. Pourtant, les objets sont partout dans leurs œuvres, pris pour leur non-valeur et leur non-unicité. Ces artistes créent le plus souvent des multiples. Ainsi Dieter Roth, Robert Filliou, George Brecht ou Daniel Spoerri, qui fonde en 1959 la maison d’édition de multiples MATA (Multiplicateur d’Art Transformable). Ils insistent non pas sur l’objet mais sur son possible usage. À partir de 1959, Brecht choisit de parler d’events (événements) pour décrire les expositions ou mises en situation qu’il fait à partir d’objets, qui sollicitent de la part des spectateurs une expérience totale, « multisensorielle ». Ainsi insiste-t-il sur la différence qui existe entre son travail et celui de Marcel Duchamp : « La différence entre une chaise de Duchamp et une de mes chaises pourrait être que la chaise de Duchamp est sur un piédestal tandis que la mienne, il faut s’en servir. Chez moi c’est explicite. Il est possible de s’asseoir[11]. »
Dans quelle mesure cette affirmation est-elle tenable ? On imagine mal aujourd’hui qu’un spectateur puisse s’asseoir sur une chaise de Brecht. C’est pourtant ce qu’il préconise dans ses textes. Jusqu’à quel point cette absence d’intérêt pour l’objet en tant que tel et le principe de remplacement possible des objets par d’autres – les chaises montrées dans cette exposition sont des répliques des originales – peuvent-ils être tenus ? Un objet, dans la mesure où il est devenu œuvre d’art, peut-il échapper au système de marchandisation des œuvres ? Duchamp, en consentant à la reproduction de treize de ses ready-made en huit exemplaires, déjoue d’emblée le système marchand. Comme le sont les objets industriels, l’œuvre d’art n’est plus unique mais reproductible et dans certains cas, utilisable. Le texte de Walter Benjamin « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » pointe parfaitement cet aspect de la société du début du xxe siècle. Alain Jouffroy écrit ainsi : « Vendus comme des objets neufs, les ready-made perdent leur caractère “unique” (nostalgique) qui les métamorphosait depuis quelques années en fétiches. Ils échappent ainsi une nouvelle fois à cette sacralisation de l’art à laquelle Duchamp a toujours refusé de céder[12]. »
De la même façon, les artistes Fluxus veulent également échapper à tout prix à la sacralisation des œuvres. Ils refusent en outre le principe d’objet d’art comme marchandise. Pour Maciunas : « Fluxus est tout à fait contre l’objet d’art comme marchandise non fonctionnelle – destinée à être vendue et à faire vivre un artiste. Il pourrait avoir temporairement le rôle pédagogique d’enseigner aux gens l’inutilité de l’art, y compris celle de Fluxus lui-même[13]. »
Les objets Fluxus sont des objets déplacés, susceptibles de créer de la pensée ; des éléments du quotidien, éloignés de toute conception pontifiante de l’art, qui sont chaque fois les lieux d’une réflexion esthétique. L’objet devient objet-boîte – l’objet est alors tiré du côté du réceptacle, de la boîte à outils –, objet-partition – lieu d’investissement d’autres domaines esthétiques, notamment musical, performé, etc., ce que Dick Higgins a nommé l’Intermedia –, objet-chose à penser ou objet de non-sens comme dans la performance d’Esther Ferrer Las Cosas, qui propose une sorte de partition absurde jouée avec des objets. À la manière de George Brecht ou d’Esther Ferrer, au-delà d’une critique de la société de consommation, les artistes ayant investi l’objet aux xxe et xxie siècles ont repensé chaque fois le statut de l’œuvre. Ils déjouent les attentes, jusqu’à dématérialiser les objets. Ainsi chez Yves Klein, présent par un seul objet, Rocket pneumatique (1962), désignée par lui comme arme détournée pour consommateurs d’immatériel.


La poétique c’est la mécanique. La poétique est aussi l’art poétique. Faire poétiquement, pour détourner la formule de Jean-Luc Godard, c’est penser à la fois la mécanique et le processus poétiques. « Poétique d’objets » s’ouvre sur l’injonction de Schwitters : « Bref, servez-vous de tout, du filet à cheveux de l’élégante comme de l’hélice de l’Impérator, et toujours en fonction des proportions exigées par l’œuvre[14] », écrit-il dans le texte Merz en 1920. Le filet à cheveux de l’élégante jouxtant l’hélice de l’Impérator rappelle la formule de Lautréamont dans les Chants de Maldoror reprise par les surréalistes : « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (1869). Dans Au-delà de la peinture, Max Ernst développe la même idée en ce qui concerne le collage, en parlant de « la culture des effets d’un dépaysement systématique », reprenant l’expression de Breton[15]. Derrière cette expérience de « dépaysement systématique », il y a l’idée de considérer la complexité du réel en en rendant compte par une esthétique fondée sur l’assemblage et le déplacement des formes.
La grande invention de Schwitters consiste à organiser à partir de la diversité du réel un nouveau mode de construction et d’agencement des éléments entre eux. Merz propose une pensée du collage et de l’assemblage comme articulation des mots, matériaux et objets. Le collage comme assemblage et contamination d’éléments de toutes natures préfigure les pratiques des artistes des années 1960. Son Merzbau (1919-1933) fait exploser les limites de l’œuvre. Si elle se caractérise par son caractère d’impureté, cette œuvre possède aussi une dimension politique. Elle répond en effet à un désir de reconnaître la pluralité, le métissage. Penser dimension d’hétérogénéité. À partir d’éléments disparates, une œuvre d’art totale est visée. Or cette affirmation de non-homogénéité des œuvres possède une œuvre d’art hétérogène, sans limite, revient à l’inscrire dans une histoire singulière : celle qui refuse de se confondre avec l’idéalité moderniste et l’utopie puriste. Cette attitude est politique dans la mesure où elle s’oppose radicalement à l’idéologie dominante de son époque.
Dans sa lignée, la question de la limite des œuvres prend toute sa force dans les années 1960. « Créer du nouveau à partir de débris », selon la formule de Schwitters, trouve un prolongement avec les pratiques d’artistes comme Spoerri, Tinguely ou Niki de Saint Phalle qui redéfinissent une pensée esthétique à partir d’un agencement d’objets.
Tout l’intérêt d’une réflexion non chronologique fondée sur le principe de la poétique consiste, sans créer de toutes pièces des filiations usurpées ni inventer de rencontres fictives, à repérer des hauteurs d’une œuvre à l’autre, tout en restant dans un principe de discontinuité. Une mécanique est en marche chez Jean Tinguely, qui met la machine au cœur de ses préoccupations. Machines-assemblages ou machines de pensée, Fourrures, Baluba[16] (1962), Schreckenskarrette (1985), Ludwig Wittgenstein, Philosoph et Jean-Jacques Rousseau, Philosoph (1988) « reconstruisent l’objet à partir d’éléments épars », selon la formule de Breton, en lui accolant un nouveau nom. Telle est la méthode de Tinguely, qui met en jeu à travers une nouvelle philosophie de la machine une véritable mécanique de dérision. Le même type de mécanique se rejoue parfaitement chez Brecht, dont l’un des events s’énonce ainsi : « Prenez une partie de l’objet et adjoignez-le à l’“autre”, pour former un nouvel objet ou un nouvel “autre”. Répétez jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’objet[17]. » Les œuvres de Brecht jalonnent à la fois le livre et l’exposition « Poétique d’objet ». À travers cet artiste, c’est la notion de situation et d’événement dans lesquels sont placés les objets qui se trouve informée. Pour George Maciunas : « La meilleure “composition” Fluxus est la plus antipersonnelle, la plus “ready-made”, comme Exit de Brecht qui n’exige d’aucun de nous de l’exécuter puisqu’elle se produit tous les jours sans aucune représentation “spéciale”. Ainsi nos festivals s’élimineront d’eux-mêmes (ainsi que notre besoin de participer) quand ils deviendront des ready-mades totaux[18]. »
La pancarte « Exit » (Sortie), énoncé d’un event placé dans une exposition, est en effet exécutée par le public dès lors qu’il sort de l’exposition : nul besoin par conséquent de l’alourdir par quelque instruction à son adresse.
Italo Calvino définit la légèreté comme le refus du strict matérialisme au profit d’une stratégie du détour. Dans un autre registre, objets-fantômes immatériels, les œuvres de Sarah Sze ouvrent l’exposition. Ces objets suspendus s’affranchissent d’une pratique matérialiste de l’utilisation des objets. Détournés, ils le sont par la négation de leur pesanteur. Disposés à la manière des grotesques sans poids ni corps véritables, ces structures légères que l’on regarde du dessous nous invitent au déplacement et à la rêverie en mouvement. Les Tableaux-pièges de Spoerri, parfois définis comme des Topographies, opèrent un développement contraire en figeant des éléments éphémères, racontant l’histoire d’une rencontre autour d’un repas avec des personnes dans un temps et un lieu donnés. Spoerri les accompagne de notes, qui documentent l’histoire de chaque objet. Penser le souvenir lié à l’objet, c’est déplacer le statut d’œuvre-objet à proprement parler, pour s’élever vers la notion d’expérience. C’est le processus de constitution de ces tables de déjeuners devenues tableaux-pièges qui intéresse Spoerri, leur cheminement ou leur poétique, c’est-à-dire la manière dont elles se constituent afin de délivrer une parole. Pour Arman, la question se joue différemment. Sa poétique, c’est le principe d’accumulation. « La beauté se trouve être quantitative, car il y a un rapport entre mille fois le même objet et mille morceaux du même objet[19] », dit-il. Est en jeu par la multiplication des objets une densification de la surface. Arman reste ainsi dans une approche picturale de son support. De son côté, avec les Compressions puis les Expansions, César met en œuvre une poétique des formes qui modifie le regard porté sur le monde industriel, questionnant notre rapport à la destruction et à la transformation constantes des objets.
Franck Scurti désigne le fait de transposer une idée dans un objet par le terme de réification : il opère ainsi un retour à l’objet des objets de langage. Ainsi, les œuvres de François Curlet et de Franck Scurti, La Cagette (1990) et Le Cageot (2004), rendent explicitement hommage au texte de Francis Ponge « Le Cageot ». Curlet initie le mouvement avec sa Cagette, en menant un travail sur la matière qui déplace toute attente. En réalisant une cagette, objet totalement déceptif, en marqueterie, il déjoue à la fois les modes de fabrication et de production mais aussi le sens d’un tel objet. Scurti formule une réponse vingt ans plus tard. Enveloppe sans qualité, le cageot est au degré zéro de la séduction plastique : « il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc », écrit le poète. Cet objet « sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement[20] », est modifié par Scurti dans une matière désuète et populaire, qui le tire davantage encore du côté d’une radicalité neutre. En cela, il rejoint parfaitement Ponge, qui tend à rendre un équivalent de la chose par un travail sur la matière des mots. D’autres stratégies de signification sont à l’œuvre dans Black and White Stack (1980) de Tony Cragg, qui met en jeu un principe d’aplanissement à travers l’association d’objets divers recouverts de peinture de deux couleurs distinctes : une façon ouvertement politique de proposer des principes d’opposition forts, à la fois sur le plan de la forme et du sens.

Le thème de l’enchantement prend véritablement son sens lorsqu’on s’intéresse au travail de Joseph Cornell. Dérivé de la pensée surréaliste, l’enchantement continue d’irriguer les œuvres des artistes dans les années 1960 et de certains artistes actuels. « Intrusion réaliste dans le domaine enchanté[21] » : l’expression détournée par Franck Scurti montre bien sa volonté de prolonger un héritage surréaliste, tout en ancrant sa pratique dans une relation plus directe et moins métaphorique aux objets. À propos de Cornell, grand précurseur de l’utilisation des boîtes, Édouard Jaguer écrit : « Cornell est un enchanteur au sens de Merlin et de Prospero, et c’est sans doute un peu en pensant à lui, à sa participation, qu’en 1959 André Breton, Marcel Duchamp, José Pierre et moi avions donné à l’Exposition internationale du Surréalisme de New York le titre de “Surrealist Intrusion in the Enchanter’s Domain”. […] Toujours en 1959, dans un essai consacré aux “avatars de l’objet” (surréaliste surtout), je notais que la transition entre cet objet surréaliste et certaines formes nouvelles d’assemblage (qui ne faisaient que pointer à l’horizon) nous étaient fournies par les constructions de Cornell, des plus surprenantes en ces années 1933-35 où son œuvre atteignit sa plénitude[22]. »
Jaguer fait ici allusion aux « Boîtes-fantômes ». Enchanteur, Cornell l’est dans la mesure où ses boîtes sont des projections mentales absolument singulières, fondées sur le principe de l’association d’objets créateurs de rêverie par des mécaniques chimiques et astronomiques, comme dans disparates ce Nécessaire à bulles de savon (Soap Bubble Set, 1948-1949). Un parallèle est établi entre le travail de Rauschenberg et celui de Cornell par cet auteur, mais aussi par Diane Waldmann[23]. Avec Cornell, c’est la notion même d’assemblage conceptualisée par Schwitters qui se trouve totalement modifiée, inaugurant les pratiques des artistes pop et nouveaux réalistes en déplaçant les principes de l’assemblage proprement dit vers l’accumulation, la collecte, le prélèvement. Également novatrice, l’approche de Rauschenberg est sensiblement différente en ce qu’elle accorde une place prépondérante aux éléments du monde présent, celle de Cornell étant davantage tournée vers le passé.
Les œuvres de Yayoi Kusama et celles de Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin, regroupés sous le nom de Art Orienté Objet, repensent cette idée de l’enchantement dans un autre type de relation au réel. Bed-Dots Obsession (2002) de Kusama transforme un objet – le lit – en vaste projection mentale accueillant des pois omniprésents dans son travail. Le lien entre objet et animal est fondamental chez Art Orienté Objet, en particulier dans Machine à méditer sur le sort des oiseaux migrateurs ou Le Baiser de l’ange (2008). Les spectateurs étaient à l’origine invités à s’asseoir sur cette sorte de machine de rêverie à expérimenter, qui ouvre la réflexion sur des éléments ordinairement perçus comme objets poétiques (les plumes) devenus objets de rejet lors des événements médiatiques autour de la grippe aviaire. Réaliste plutôt que surréaliste, la démarche de ces artistes opère une véritable intrusion dans le réel, en proposant des objets aux significations plurivoques. De son côté, François Schmitt, à l’aide de tissus colorés qu’il accole à des structures en bois, agence des objets peints, jouets, objets du quotidien tels que des tables à découper ou des rouleaux à pâtisserie ou encore des plumes constituant de véritables environnements oniriques. L’enfance est partout présente dans cet univers entièrement baigné de lumière colorée. « Être inondé par la couleur », voici ce que vise Schmitt dans sa création de cabanes et autres placards aux trésors, dans une réflexion qui tient autant d’une recherche de picturalité que du ready-made aidé. Enfin, s’il est difficile de le présenter dans une exposition pour des raisons de fragilité, le travail de Martial Raysse, qui s’orientera par la suite dans une direction beaucoup plus pop, se fonde au début des années 1960 sur l’association ténue d’objets de rebut tels que bouteilles colorées ou tuyaux de plastique. Leurs titres les tirent du côté de figures imaginées, retrouvant le principe surréaliste d’assemblage d’objets disparates provoquant l’évocation d’une réalité autre : Oiseau de paradis (1959-1960), Arbre ou encore Colonne au cosmonaute (1960).

Lorsqu’on s’intéresse à la question de l’objet, le fétiche est à la fois un écueil et une proposition inévitable. Même lorsqu’ils tentent de se débarrasser de l’objet, les artistes en produisent. S’ensuit une réflexion à la fois très fine et paradoxale de la part des artistes sur leur création de sortes de nouveaux fétiches pour le monde contemporain. Selon Lacan : « Le fétiche se trouve remplir dans la théorie analytique une fonction de protection contre l’angoisse, et, chose curieuse, la même angoisse, c’est-à-dire l’angoisse de castration[24]. »
 Objets de protection contre l’angoisse et objets d’angoisse, tels sont les objets de Man Ray, Daniel Pommereulle ou Léa Le Bricomte. Objets de mon affection, le titre de l’ouvrage de Man Ray consacré à ses objets, reprend de façon quasi similaire la formule de Francis Ponge (« Il lui faut un objet, qui l’affecte[25] »). Pour Man Ray, l’objet défini comme « invention gratuite » est ce qui « amuse », « intrigue », « inspire la réflexion », mais aussi « désoriente ». C’est la limite même des œuvres qui se trouve bouleversée à travers cette utilisation ou production d’objets. Il est intéressant de noter qu’Objet à détruire (1923), un métronome auquel il accole une photographie d’œil, devient Objet indestructible. Son objet ayant été effectivement détruit lors d’une exposition en 1957, il en réalise une nouvelle réplique à laquelle il donne ce titre, rejetant ainsi ironiquement toute velléité de destruction de la part du public. Cette anecdote montre à quel point le langage est ce qui vient déplacer le statut des objets. Ce titre n’est pas une injonction à faire mais une invitation à dépasser les limites d’une simple description de l’œuvre. Ironique, il ne pose pas l’objet comme fétiche intouchable – cet objet est un métronome, il s’inscrit totalement dans un rapport au temps qui s’écoule irrémédiablement – mais il renvoie toute tentative de le détruire au registre des actes ineptes[26]. Avec ses Guerres de tribus (2012), obus ou grenades augmentés de plumes tels des totems, Léa Le Bricomte propose une version armée à la fois poétique et ironique du ready-made. Déplacer les formes et les significations, tel est le principe qui rassemble les artistes investissant l’objet réel. Pourtant, les attitudes se modifient progressivement. Comme si la question du fétichisme, jamais tout à fait éloignée, tendait à s’amoindrir au fil du temps. Pour Esther Ferrer, une performance peut être faite avec n’importe quelle chaise et une exposition peut utiliser uniquement des matériaux trouvés dans le commerce qui ne seront jamais réutilisés. Tout fétichisme semble donc exclu. Cependant, certaines de ses installations et objets – c’est le cas par exemple de l’installation Les Trois Grâces, qu’elle réalise désormais toujours avec les mêmes chaises à la forme légèrement arrondie – acquièrent inévitablement un caractère historique. C’est tout le paradoxe de l’utilisation des objets par une artiste telle qu’Esther Ferrer, qui n’a jamais appartenu au mouvement Fluxus mais qui revendique les notions de présence, de temps, de mouvement propres à ce courant. Duchamp a pointé d’emblée le risque lié à une fétichisation des objets. Ainsi déclarait-il à propos des ready-made : « Depuis très longtemps je n’en fais pas, vous savez, je n’en fais plus parce que justement, il y a le danger d’en faire trop, parce que n’importe quoi, vous savez, aussi laid que ce soit, aussi indifférent que ce soit, deviendra beau et joli après quarante ans, vous pouvez être tranquille… Alors, c’est très inquiétant pour l’idée même du ready-made[27]. »

« Objets subjectifs » : cette expression de Francis Ponge[28] désigne des objets à fonctionnement subjectif, pour penser ou panser l’esprit, comme les invente Erik Dietman. Le terme « Objecteurs » est choisi par Alain Jouffroy dans un texte de 1965 publié à l’occasion d’une exposition chez Jacqueline Ranson rassemblant des œuvres d’Arman, Daniel Spoerri, Daniel Pommereulle, Jean-Pierre Raynaud et Tetsumi Kudo. Il déclare : « Rien n’est “objectif” chez les Objecteurs. Subjectivité, objectivité fondent comme un seul sucre dans la contemplation de l’objet. […] L’objet se définit ainsi comme la rencontre de deux projections : l’une qui nous hèle, l’autre qui nous frappe. Face à leurs œuvres, nous nous découvrons dans la situation même où chacun d’eux se surprend à voir le monde[29]. »
Objets de tentation, de prémonition, de cruauté, hors saisie, hors vue : les objets de Pommereulle se situent hors de la vue. Ce sont des lieux de pensée, des pointes-à-l’œil comme le sont celles de Giacometti, impossibles à regarder sous peine d’en perdre la vue. Sa Chaise occidentale (1966) serait-elle un monument ou une stuppa tibétaine ? Il existe chez Pommereulle cette étrangeté qui en fait un artiste à part. Ses objets jouent davantage le rôle de totems que de fétiches. Le totem n’est pas le fétiche, plus réducteur, en ce qu’il ne désigne pas un objet unique de phantasme mais une catégorie plus ouverte d’objets à caractère rituel. De 1964 à 1968, les Psycho-objets de Jean-Pierre Raynaud mettent en relation un univers mental et réel. Des portraits photographiques se confrontent aux objets de son quotidien (carrelage blanc qui formera son vocabulaire par la suite, ustensiles). Jean-Jacques Lebel a pleinement sa place aux côtés des Objecteurs. Précurseur à bien des titres, en particulier pour avoir introduit le happening en France, il a réalisé des actions avec de nombreux artistes dont Allan Kaprow, Robert Filliou ou Yoko Ono. Avec Objet à dysfonctionnement symbolique 2 (1963), il propose une version absurde du totem, objet de dysfonctionnement créateur de désordre.
Chez Marcel Broodthaers, Raymond Hains et Présence Panchounette, les mots se changent en objets. C’est ce qui les rassemble en premier lieu. Le Poids des mots (1982) de Présence Panchounette, significatif à cet égard, est une barre d’haltères supportant des livres. Entre littéralité et dérision, l’objet vient apporter toute sa force d’inertie et d’ineptie à l’œuvre. Plusieurs travaux composés de livres sont présentés dans cette exposition. C’est le cas de la Valise de livres (2003) de Raymond Hains et d’Étagère no 2 (2007) de Claude Faure. Chez le premier, les titres des livres sont pris en tant que signifiants qui organisent une dérive mentale et visuelle d’un ouvrage à l’autre. Chez Faure, les lois de la pesanteur sont annulées par une Étagère aux livres suspendus, à l’allure à la fois absurde – le principe de lévitation des objets se rapproche d’un procédé surréaliste – et purement graphique et colorée. Journal intime d’histoires manuscrites et de photographies, Wind Book (1974) de Laurie Anderson est muni de deux ventilateurs faisant tourner les pages alternativement dans un sens et dans l’autre. L’objet intime devient ainsi machine à voir. En plâtrant toute son œuvre de poète en 1965 dans une sculpture nommée Pense-bête, Marcel Broodthaers n’en évacue pas pour autant définitivement le langage : « Le livre est l’objet qui me fascine, car il est pour moi l’objet d’une interdiction. Ma toute première proposition artistique porte l’empreinte de ce maléfice. Le solde d’une édition de poèmes, par moi écrits, m’a servi de matériau pour une sculpture. J’ai plâtré à moitié un paquet de cinquante exemplaires d’un recueil, le Pense-Bête[30]. »
La réflexion sur l’objet dans sa relation au langage construit l’œuvre de Broodthaers : avec Surface de moules (1967) le signifiant « moule » est ainsi pris dans sa dimension sociale (le moule), sexuelle et de société (signifiant de la communauté belge). De son côté, l’œuvre de Raymond Hains s’est progressivement dématérialisée pour devenir œuvre de langage. Dans les années 1970, il donne le nom de Seita et Saffa, fabricants d’allumettes italiennes et françaises, à des boîtes d’allumettes de taille démesurée. Saffa et Seita deviennent les noms de deux artistes dont il crée la biographie. Ce qui l’intéresse alors, c’est de substituer à l’artiste des personnages de fiction en déplaçant son intérêt pour l’objet trouvé vers la création d’objets qui associent une dimension visuelle et verbale. Hains a lu très attentivement Ponge et en retire un profond intérêt pour le mot en tant que matière. Chez lui, les mots se changent en objets et les objets se changent en mots.
Du langage aux objets, Erik Dietman crée aussi des passerelles : « Pour moi, c’est le monde qui est une sculpture et dans le monde il y a des mots qui sont insuffisants et que j’aide à ma façon en leur fabriquant des objets[31]. »
En plaçant délibérément le langage au centre, Erik Dietman fait de ses « objets pansés » des moyens de mettre des béquilles aux mots, c’est-à-dire de produire un sens tout en restant sur le mode de la dérision. À ses côtés, Ben expose son Musée (1972) : « Je cherche systématiquement à signer tout ce qui ne l’a pas été. Je crois que l’art est dans l’intention et qu’il suffit de signer. Je signe donc : les trous, les boîtes mystères, les coups de pied, Dieu, les poules, etc.[32] »
Déplacer les objets en leur adjoignant son propre nom, telle est l’entreprise de Ben. Il s’agit encore pour lui de penser l’adjonction du nom comme un moyen de repenser le statut de l’œuvre, en poussant la réflexion esthétique à la limite. De son côté, jouant sur l’association entre objets et langage dans ses chaises montrées par deux auxquelles elle adjoint des noms de positions érotiques, Betty Bui produit des œuvres sur un ton à la fois humoristique et facétieux.

Dans le contexte profondément politique de 1968, Alain Jouffroy écrit L’Abolition de l’art, très vite suivi par un film. Le terme « Objecteurs », déjà évoqué plus haut, acquiert d’emblée un caractère politique : « L’application, en 1965, du terme “Objecteurs” à des artistes qui avaient abandonné la représentation (peinte) de l’objet au bénéfice de l’objet lui-même était évidemment politique. La guerre d’Algérie, terminée trois ans plus tôt après un million de morts (au minimum), on se battait alors dans les rues, quitte à perdre un œil ou un bras, pour la liberté du Vietnam, et l’on ne parlait de l’art, et de l’anti-art, que dans ce contexte passionnément politique[33]. »
Politique, l’entreprise des artistes Fluxus, nouveaux réalistes ou pop l’est en effet à plusieurs titres. Tout d’abord, il s’agit de redéfinir de façon radicale le statut de l’œuvre, en donnant parfois au spectateur la possibilité de s’en servir, comme chez George Brecht. Plus globalement, de nombreux artistes prennent position dans le contexte de la guerre d’Algérie puis de celle du Vietnam. Le Crime ne paie pas (1962) de Jacques Villeglé est emblématique de ses affiches lacérées qui portent la trace des événements politiques qui les traversent. Témoins du combat politique de leur temps, les affiches, au même titre que les alphabets sociopolitiques par la suite, sont perçues par lui comme des « héraldiques de la contestation ». Elles « forment des langages en rupture[34] », selon Villeglé. Hervé Télémaque, Mark Brusse dans ses Sculptures-assemblages ou Andy Warhol engagent d’autres approches. Territoire de Télémaque, dont le titre renvoie à l’idée de géographie humaine et politique, composé d’une canne blanche et d’un filet, énonce un nouveau vocabulaire de l’assemblage à partir d’objets de son quotidien. Car Crash (1963) appartient au registre des œuvres plus sombres de Warhol, qui proposent une vision désenchantée de la société de leur temps, sur un mode dissonant par rapport aux portraits de Marilyn, par exemple, beaucoup moins critiques sur leur époque. Emblématique de son engagement politique, B52 (1962) de Wolf Vostell est un avion noir qui lâche des tubes de rouge à lèvre, tandis que Prager Brot (1968) ou « pain de Prague », partiellement peint en bronze-doré et surmonté d’un thermomètre en plastique, fait directement allusion au Printemps de Prague. Senza Titolo (1985) de Jannis Kounellis, composée d’une bonbonne de gaz, de chaussures et de bougies, reprend le vocabulaire plastique de l’artiste. Chargés d’une symbolique très forte, ces matériaux évoquent sur un mode absurde un sentiment tout à la fois de révolte et de débâcle. Dans un tout autre registre, Dana Wyse, avec Pills (2006) et Boîte de joie (2013), pose un regard cynique et décalé sur nos obsessions contemporaines d’efficacité et de quête du bonheur à tout prix. Enfin, Joseph Beuys, théoricien à travers le concept de « sculpture sociale » des liens entre art, société et politique, propose en 1984 avec La Jambe d’Orwell. Pantalon pour le xxie siècle une réponse au scénario de 1984 d’Orwell. Il était à l’origine posé au sol, troué au genou avec une lumière placée dans l’ouverture, source d’énergie mais aussi signe d’une rupture annoncée.

Présent par sa définition du ready-made qui irrigue toutes les réflexions, Marcel Duchamp n’intervient qu’en fin de parcours. Ses Boîte-en-valise (1941-1968) et Boîte alerte (1959-1960) sont deux boîtes qui déplacent le statut des œuvres de manière fondamentale. Présentée lors de l’Exposition internationale du Surréalisme en 1959 à la Galerie Cordier, Boîte alerte – missives lascives contient un ensemble de documents portant sur le thème de l’interdiction de la lecture : enveloppe « À n’ouvrir sous aucun prétexte » ou encore « Avis de souffrance » contenant une plaquette anonyme Lettres d’un sadique. De son côté, la Boîte-en-valise, faisant suite à la Boîte verte, annonce le principe de l’œuvre comme note et instruction, comme c’est le cas dans les partitions Fluxus. Aux côtés de Duchamp, Camille Bryen fut également reconnu par Pierre Restany comme un précurseur du Nouveau Réalisme. Ce qui est en jeu dans son travail, c’est précisément une mise en fiction à partir de procédés de collages des objets les uns avec les autres. Sur le principe du collage surréaliste, Camille Bryen a créé des Objets à fonctionnement, reproduits en 1937 dans l’ouvrage L’Aventure des objets. Voici la description de l’un d’entre eux : « Une petite boîte en forme de brique, qui est originellement une boîte d’allumettes, contient un petit couteau, du beurre et du rouge à lèvres. [...] le couteau sert à étendre sur la pointe des seins une mince couche de beurre après que le rouge à lèvres en ait aussi souligné les pointes. Nul doute que cet objet n’exprime une femme dans l’état d’orgasme[35]. »
L’association d’éléments épars et dissonants devient un objet à fonctionnement symbolique créateur d’une sorte de fiction poétique. Avec ses Prototypes d’objets en fonctionnement, Fabrice Hyber rejoue en quelque sorte ce procédé surréaliste en le déplaçant sur le terrain du consommable et de la consommation. Décrivant l’action frénétique de certains spectateurs face à ses œuvres, qu’ils sont invités à manipuler et à faire fonctionner, il va jusqu’à parler de « cannibalisme ». Autre grand praticien du périssable, Dieter Roth crée dès les années 1960 des objets en chocolat ou en épices, comme dans sa Vitrine aux épices (1971). L’« obsolescence programmée » des objets est ainsi d’emblée identifiée par lui, qui produit une œuvre contenant son propre principe de destruction. Avec ses poèmes-objets ou sa Galerie légitime portative (1962), contenue dans une casquette, Robert Filliou, qui fut dans une première partie de sa vie économiste pour les Nations Unies, organise la transformation de l’économie politique en économie poétique. Avec Bien fait, mal fait, pas fait (1968), il considère l’art comme une activité indissociable du régime général de production et des échanges.
Les boîtes sont la manifestation caractéristique de Fluxus. Ces petits objets accompagnés de textes ou de commentaires, souvent dans des supports transparents, sont avant tout des objets de langage. Elles donnent une forme aux events, faits à partir d’objets, qui sont une manifestation de l’humour et du jeu. George Maciunas a également défini Fluxus à travers notamment l’utilisation des boîtes comme d’un « art distraction ». Ainsi George Brecht, Takako Saito, George Maciunas, Tetsumi Kudo, Erik Dietman ont créé des boîtes, pensées comme des partitions ouvertes aux interprétations imprévues. Est en jeu une expérience totale ainsi qu’une possibilité d’interprétation libre des objets et des partitions-instructions données au spectateur. L’objet devient support ou moyen pour créer l’événement (event) ; objet transitionnel au sens psychanalytique donné par Winnicott, il provoque une situation.


Le fantôme de Fluxus plane au-dessus de cette exposition et de ce livre qui y prennent leur source et se structurent autour de lui. La dialectique entre objet et objet d’art, la volonté de retour à l’objet le plus trivial, la définition de l’objet comme renvoyant toujours à Autre Chose[36] Something Else Press est le nom des éditions où sont parus beaucoup des textes Fluxus –, tous ces éléments structurent la pensée dans ce projet. Pour qu’une métamorphose ait lieu, selon Francis Ponge, il faut que l’artiste se confronte aux objets et éprouve leur poids et leur matière. Métamorphoser ou transformer un objet ou une matière, c’est le déplacer, le faire passer dans une réalité autre. Enchantement, fétichisation, subjectivation, politisation, fictionnalisation : tous les processus mis au jour dans cette exposition déplacent résolument le statut des œuvres d’art dans le champ de la pensée. « Je voudrais vraiment éviter de produire des objets[37] », dit Esther Ferrer. Dans un contexte de surproduction d’objets, si les artistes conservent leur rôle de précurseurs, cette déclaration-limite présagerait-elle un avenir de l’art ?




[1] Alain Jouffroy, « Les Objecteurs » (1965), in Objecteurs-Artmakers, Nantes, Joca Seria, 2000, p. 13-14.
[2] André Breton, article « Ready-made », in Dictionnaire abrégé du Surréalisme, Paris, José Corti, 1938.
[3] Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique », in Nouveau recueil, Paris, coll. « Blanche », Gallimard, 1967, p. 141.

[5] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 14.
[6] Ibid., p. 26.
[7] Ibid.
[8] Marcel Duchamp, Duchamp du signe (1975), Paris, coll. « Champs », Flammarion, 1994, p. 49.
[9] Alain Jouffroy, op. cit., p. 11-52.
[10] André Breton, « La crise de l’objet », Cahiers d’art no 1/2, 1936.
[11] George Brecht, Conversation sur autre chose, George Brecht, Ben, Marcel Alocco, 1965, in Nicolas Feuillie (dir.), Fluxus dixit, une anthologie vol. 1, Paris, Les Presses du réel, 2002, p. 167-168.

[12] Alain Jouffroy, op. cit., p. 33.
[13] George Maciunas, lettre à Tomas Schmit, 1964, in Fluxus dixit vol. 1, op. cit., p. 102.
[14] Kurt Schwitters, « Merz », in Marc Dachy (dir.), i (manifestes théoriques & poétiques), Paris, Ivrea, 1994, p. 20.
[15] Max Ernst, « Au-delà de la peinture », in Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 253-256.
[16] « Baluba » est le nom d’une tribu des Bantous qui, sous la conduite de Patrice Lumumba, se battit en 1960 pour un Congo libre et indépendant.
[17] George Brecht, Event, in Fluxus dixit vol. 1, op. cit., p. 235.
[18] George Maciunas, op. cit., p. 103.
[19] Arman, Entretien avec Otto Hahn, Mémoires accumulés, Paris, Belfond, 1992, p. 52.
[20] Francis Ponge, « Le cageot », in Le Parti pris des choses, Œuvres complètes t. I, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1999, p. 18.
[21] Cf. Marion Daniel, « Franck Scurti, intrusion réaliste dans le domaine enchanté », in marion-daniel.blogspot.com, 27 mars 2011.
[22] Édouard Jaguer, Joseph Cornell, Galerie 1900-2000, 1989, p. 13.
[23] Citée par Édouard Jaguer, op. cit., p. 15.
[24] Jacques Lacan, op. cit., p. 23.
[25] Francis Ponge, « L’objet c’est la poétique », op. cit.
[26] À partir de 1971, les répliques de l’objet ont pris le nom de Motif perpétuel.
[27] Extrait de « Marcel Duchamp parle des ready-made », entretien avec Philippe Collin, L’Échoppe, 1998. Entretien réalisé en juin 1967 à la Galerie Givaudan.
[28] Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique », op. cit.
[29] Alain Jouffroy, op. cit., p. 46.
[30] Cité dans Catherine David et Véronique Dabin (dir.), Marcel Broodthaers, Paris, Galeries nationales du Jeu de Paume, 1991, p. 147.
[31] Erik Dietman, entretien avec Bernard Lamarche-Vadel, in Réflexions sur la sculpture moderne, Rennes, La Criée-Centre d’art contemporain, 1986.
[32] Ben, « L’histoire de ma vie », in cat. BEN, pour ou contre. Une rétrospective, musées de Marseille/RMN, 1995.
[33] Alain Jouffroy, op. cit., p. 59.
[34] Jacques Villeglé, La Traversée Urbi et Orbi, Luna-park, Transédition, 2005, p. 187.
[35] Camille Bryen, L’Aventure des objets, Paris, José Corti, 1937, p. 11.
[36] Cf. Dick Higgins, « A Something Else Manifesto », in Postface/Jefferson’s Birthday, Something Else Press, New York, 1964.
[37] Esther Ferrer, entretien avec Pavlina Krasteva, parisart.com, 28 septembre 2010.